12. Déterminisme. Croyance au hasard et suprstition. Points de vue (1)

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12. Déterminisme. Croyance au hasard et suprstition. Points de vue

La conclusion générale qui se dégage des considérations particulières développées dans les chapitres précédents peut être formulée ainsi: certaines insuffisances de notre fonctionnement psychique (insuffisances dont le caractère général sera défini avec plus de précision tout à l'heure) et certains actes en apparence non-intentionnels se révèlent, lorsqu'on les livre à l'examen psychanalytique, comme parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience.

Pour pouvoir être rangé dans la catégorie des phénomènes susceptibles d'une pareille explication, un acte manqué doit satisfaire aux conditions suivantes:

a) Il ne doit pas dépasser une certaine limite fixée par notre jugement; autrement dit, il ne doit pas dépasser ce que nous appelons «les limites de l'état normal».

b) Il doit présenter le caractère d'un trouble momentané, provisoire. Nous devons avoir accompli précédemment le même acte d'une manière correcte ou être sûrs de pouvoir l'accomplir à tout instant d'une manière correcte. Lorsque quelqu'un nous reprend au moment où nous accomplissons un acte de ce genre, nous devons être à même de reconnaître aussitôt la justesse de l'observation et l'incorrection de notre processus psychique.

c) Alors même que nous nous rendons compte que nous accomplissons ou avons accompli un acte manqué, celui-ci ne sera bien caractérisé que si les motifs qui nous l'ont dicté nous échappent et si nous cherchons à l'expliquer par le «hasard» ou l' «inattention».

Font donc partie de cette catégorie les cas d'oubli et les erreurs (qui ne sont pas l'effet de l'ignorance), les lapsus linguae et calami, les erreurs de lecture, les méprises et les actes accidentels.

En allemand, tous les mots désignant les actes manqués cités plus haut commencent par la syllabe ver (Ver-sprechen, Ver-lesen, Ver-schreiben, Ver-greifen), ce qui a pour but de faire ressortir leur identité intime. À l'explication de ces processus psychiques si définis se rattache une série de remarques, pour la plupart d'un grand intérêt.

I. En laissant de côté une partie de nos fonctions psychiques, parce que non justiciables d'une explication par la représentation du but en vue duquel elles s'accompliraient, nous méconnaissons l'étendue du déterminisme auquel est soumise la vie psychique. Ici et dans d'autres domaines, ce déterminisme s'étend beaucoup plus loin que nous ne le soupçonnons. Dans un article publié en 1900 dans la revue Zeit , l'historien de la littérature R. M. Mayer a montré d'une manière détaillée et d'après de nombreux exemples, qu'il est impossible de commettre un non-sens intentionnellement et arbitrairement. Je sais depuis longtemps qu'il est impossible de penser à un nombre ou à un nom dont le choix soit tout à fait arbitraire. Si l'on examine un nombre à plusieurs chiffres, composé d'une manière en apparence arbitaire, à titre de plaisanterie ou par vanité, on constate invariablement qu'il est rigoureusement déterminé, qu'il s'explique par des raisons qu'en réalité on n'aurait jamais considérées comme possibles. Je vais d'abord analyser brièvement un exemple de prénom arbitrairement choisi et soumettre ensuite à une analyse plus détaillée un exemple de nombre lancé au hasard, «sans penser à rien».

a) En reconstituant, en vue de sa publication, l'observation d'une de mes malades, je me demande quel prénom je vais lui donner. Le choix paraît très grand; sans doute, certains noms sont exclus d'avance: en premier lieu le vrai nom de la malade, ensuite les noms des membres de ma propre famille dont l'emploi me choquerait, enfin quelques autres noms de femmes, trop bizarres et prétentieux. D'ailleurs, je n'ai pas à me tourmenter outre mesure; je n'ai qu'à attendre, et les noms féminins viendront s'offrir en foule. Mais, au lieu d'une foule, un seul nom vient s'offrir, et aucun autre avec lui: le nom de Dora. Je cherche son déterminisme. Qui s'appelle donc Dora? La première idée qui me vient à J'esprit et que je pourrais être tenté de repousser comme invraisemblable est que c'est le nom de la bonne d'enfants de ma sœur. Mais je suis trop exercé à l'analyse pour céder à ce premier mouvement: je maintiens donc cette idée et je continue. Je me rappelle alors un petit événement survenu la veille au soir et qui m'apporte le déterminisme recherché. J'ai vu sur la table de la salle à manger de ma sœur une lettre portant l'adresse: «À Mlle Rosa W…» Étonné, je demande qui s'appelle ainsi et j'apprends que celle que tout le monde appelait Dora s'appelait en réalité Rosa, nom auquel elle avait renoncé en entrant au service de ma sœur, parce que celle-ci s'appelait également Rosa. Je dis, attristé: «Ces pauvres gens, il ne leur est même pas permis de conserver leurs noms!» Je me rappelle que je suis resté alors pendant quelques instants silencieux, pensant à toute sortes de choses sérieuses qui se sont perdues dans le lointain, mais que je pourrais maintenant évoquer facilement et rendre conscientes. Cherchant, le lendemain, le nom que je pourrais donner à une personne que je ne pouvais pas désigner par son nom réel, je ne trouvai que celui de Dora. Cette exclusivité repose d'ailleurs sur une solide association interne, car dans l'histoire de ma malade il s'agissait d'une influence, décisive au point de vue de la marche du traitement, émanant d'une personne (une gouvernante) en service dans une maison étrangère.

Ce petit événement eut, plusieurs années après, une suite inattendue. Faisant un jour une conférence dans laquelle j'avais à parier du cas Dora, depuis longtemps publié, je me suis rappelé qu'une de mes deux auditrices portait ce nom qui revenait si souvent dans mon exposé; je m'adresse donc à elle, m'excusant de n'avoir pas pensé à ce détail et me déclarant prêt à remplacer ce nom par un autre. Il me fallait donc choisir rapidement, en prenant garde de ne pas tomber sur le nom de l'autre auditrice, ce qui eût été d'un mauvais exemple pour les deux auditrices déjà assez versées en psychanalyse. Aussi fus-je très content, lorsque le nom d'Erna vint se substituer à Dora . Je me servis donc de ce nouveau nom dans la suite de ma conférence. Celle-ci terminée, je me suis demandé d'où avait bien pu me venir le nom d'Erna et n'ai pu m'empêcher de rire en constatant que l'éventualité redoutée avait réussi à se réaliser, en partie tout au moins. Mon autre auditrice s'appelait, en effet, de son nom de famille, Lucerna, dont j'avais ainsi pris les deux dernières syllabes.

b ) J'écris à un ami que j'ai terminé la correction des épreuves de mon livre Die Traumdeutung et que je suis décidé à ne plus rien changer à cet ouvrage, «dût-il contenir 2 467 fautes», Je cherche aussitôt à éclaircir la provenance de ce chiffre et ajoute mon analyse à la lettre destinée à mon ami. Je la cite telle que je J'ai notée alors, sous le coup du flagrant délit.

«Voici encore, à la hâte, une contribution à la psychopathologie de la vie quotidienne. Tu trouves dans ma lettre le nombre 2467, exprimant l'estimation arbitrairement exagérée des fautes que j'ai pu laisser dans mon livre sur les rêves. Or, dans la vie psychique il n'y a rien d'arbitraire, d'indéterminé. Aussi es-tu en droit de supposer que l'inconscient a pris soin de déterminer le nombre lancé par le conscient. or, je viens de lire récemment dans le journal que le général E. M. a pris sa retraite avec le grade de maréchal. Je dois te dire que cet homme m'intéresse. Pendant que je faisais mon service, en qualité de médecin auxiliaire, il vint un jour (il était alors colonel) à l'infirmerie et dit au médecin: «Vous devez me remettre sur pieds dans 8 jours, car j'ai à faire un travail que l'Empereur attend.» En suivant mentalement les phases de la carrière parcourue par cet homme, je constate donc qu'aujourd'hui (en 1899) cette carrière est terminée, que le colonel d'alors est maréchal et à la retraite. Je me suis rappelé que c'est en 1882 que je l'ai vu à l'infirmerie. Il a donc mis dix-sept ans à parcourir ce chemin. J'en parle à ma femme qui me dit: «Alors tu devrais, toi aussi, déjà être à la retraite?» Mais je proteste: «Que Dieu m'en garde.» Après cette conversation, je me mets devant la table pour t'écrire. Mais mes idées suivent leur cours, et avec raison. J'ai mal calculé; et je le sais d'après un point de repère fixe que je garde parmi mes souvenirs. J'ai fêté ma majorité, c'est-à-dire mon 24e anniversaire, pendant que je faisais mon service militaire (je me suis absenté ce jour-là sans permission). C'était donc en 1880; il y a, par conséquent, 19 ans de cela. Tu retrouves ainsi dans le nombre 2467 celui de 24. Prends mon âge et ajoutes-y 24:43 + 24 = 57! Cela veut dire qu'à la question de ma femme me demandant si je ne voulais pas, moi aussi, prendre ma retraite, j'ai répondu en m'accordant encore 24 années. Il est évident que je suis contrarié, au fond, de n'avoir pas fourni, dans l'intervalle des 17 années qu'il a fallu au colonel M. pour devenir maréchal et prendre sa retraite, la même carrière que lui. Mais cette contrariété est plus que neutralisée par la joie que j'éprouve en pensant que j'ai encore du temps devant moi, alors que sa carrière est bel et bien finie. J'ai donc le droit de dire que même ce nombre 2 467, lancé sans intention aucune, a été déterminé par des raisons issues de l'inconscient.»

Depuis ce premier exemple de motivation d'un nombre, choisi avec toutes les apparences de l'arbitraire, j'ai reproduit l'expérience à plusieurs reprises, avec des nombres différents et toujours avec le même succès; mais la plupart des cas sont d'un caractère trop intime pour que je puisse les publier.

C'est pourquoi d'ailleurs je m'empresse d'ajouter ici une analyse très intéressante d'un cas de «nombre choisi au hasard», cas que le Dr Alfred Adler (Vienne) tient d'une personne «parfaitement saine» [89]. A., dit le docteur Adler, m'écrit: «J'ai consacré la soirée d'hier à lire la Psychopathologie de la vie quotidienne, et j'aurais certainement lu le livre jusqu'au bout, s'il ne m'était arrivé un incident assez singulier. Ayant lu notamment que chaque nombre que nous évoquons dans la conscience d'une manière apparemment arbitraire a un sens défini, je résolus de faire une expérience. Il me vient à l'esprit le nombre 1734. Les idées suivantes arrivent aussitôt: 1734: 17 = 102; 102 17 = 6. Je coupe alors le nombre 1734 en deux parties 17 et 34. J'ai 34 ans. Ainsi que je crois vous l'avoir dit, je considère l'année 34 comme la dernière année de la jeunesse; aussi n'ai-je pas été démesurément gai le jour de mon dernier anniversaire. Vers la fin de ma l7e année avait commencé pour moi une très belle et intéressante période de mon développement. Je divise ma vie en tranches de 17 années chacune. Que signifient donc ces divisions? À propos du nombre 102, je me rappelle que c'est le numéro du fascicule de la Reclam's Universalbibliothek contenant la pièce de Kotzebue: Misanthropie et repentir.

«Mon état psychique actuel peut être caractérisé par ces deux mots – «misanthropie et repentir». Le numéro 6 de la Bibliothèque Reclam (je connais par cœur beaucoup de numéros de cette collection) correspond à la Faute de Müllner. Je suis constamment tourmenté par l'idée que c'est par ma faute que je ne suis pas devenu ce que mes aptitudes pouvaient me faire espérer. Je me souviens ensuite que le No 34 de la Bibliothèque Reclam correspond à une nouvelle du même Müllner, intitulée Kaliber (Le calibre). Je coupe en deux parties ce titre et j'obtiens «Kaliber»; je constate que ce mot contient les mots «Ali» et «Kali» (potasse). Ceci me rappelle que je faisais un jour des bouts rimés avec mon fils Ali (âgé de 6 ans). Je le priai de trouver une rime à Ali. Il n'en trouva aucune et me demanda de la faire à sa place. Je dis: «ALI reinigt sich den Mund mit hypermangansaurem KALI» «(Ali se rince la bouche avec du permanganate de potasse»). Nous avons beaucoup ri et Ali fut très gentil. Ces jours derniers, je fus contrarié de trouver que Ali «KA (Kein) LIeber ALi sei» («qu'Ali n'était pas gentil»; Ka – abréviation de Kein).

«Je me demande ensuite: «Quel ouvrage de la Bibliothèque Reclam porte le Nº 17?» Je suis certain de l'avoir su; je suppose donc que j'ai voulu l'oublier. Toutes les recherches que je fais pour retrouver ce souvenir restent sans résultat. Je veux me remettre à la lecture, mais ne réussis qu'à lire machinalement, sans comprendre un seul mot, sans cesse tourmenté par ce numéro 17. J'éteins la lumière et continue de chercher. Je me rappelle finalement que le Nº 17 doit correspondre à une pièce de Shakespeare. Mais laquelle? Je trouve: Héro et Léandre. C'est là évidemment une absurde tentative de ma volonté de détourner mon attention. Je me lève et consulte le catalogue de la Bibliothèque Reclam : le No 17 correspond à Macbeth, de Shakespeare. À ma grande stupéfaction, je suis obligé de reconnaître que je ne sais à peu près rien de cette pièce, bien qu'elle ne m'intéresse pas moins que les autres drames de Shakespeare. Je me souviens seulement: meurtrier, lady Macbeth, sorcières, «la beauté est laide» et que j'ai autrefois trouvé très belle l'adaptation de Macbeth par Schiller. Il n'y a pas de doute: je voulais oublier cette pièce. Je pense encore que les nombres 17 et 34, divisés par 17, donnent 1 et 2. Or, les Nos 1 et 2 de la Bibliothèque Reclam correspondent au Faust de Goethe. Je me trouvais autrefois beaucoup de ressemblance avec Faust.»

Nous ne pouvons que regretter que la discrétion de l'auteur ne nous permette pas de saisir la signification de toute cette série d'idées et souvenirs. M. Adler nous dit que son correspondant n'a pas réussi à opérer la synthèse de tous ces détails. Nous serions même portés à les trouver dépourvus d'intérêt si la suite ne contenait pas quelque chose qui nous donne la clef du mystère et nous rend intelligibles et le nombre 1734 et la suite d'idées qui s'y rattache.

«Il m'est arrivé ce matin un événement qui plaide fortement en faveur de la conception freudienne. Ma femme que j'avais réveillée la nuit en me levant, m'a demandé ce que J'avais cherché dans le catalogue de la Bibliothèque Reclam. Je lui ai raconté l'histoire. Elle trouva que tout cela, sauf le cas de Macbeth (et ce détail est très intéressant), qui m'a donné tant de tourment, était de la pure chicane, Elle m'assura qu'elle ne pensait absolument à rien, lorsqu'elle énonçait un nombre. Je répondis: «Faisons un essai».

Elle donna le nombre 117. À quoi je répondis aussitôt: «17 se rapporte à ce que je viens de te raconter; en outre, je t'ai dit hier: lorsqu'une femme est âgée de 82 ans, alors que le mari n'en a que 35, la situation est mauvaise. Je taquine depuis quelques jours ma femme en lui disant qu'elle est une vieille bonne mère de 82 ans. 82 + 35 = 117.»

Cet homme, qui n'a pu trouver les raisons déterminantes du nombre énoncé par lui-même, a découvert aussitôt les motifs du nombre que sa femme avait choisi d'une manière en apparence arbitraire. En réalité, la femme a très bien saisi le complexe dont faisait partie le nombre énoncé par son mari, et elle a choisi son propre nombre dans le même complexe, qui était certainement commun aux deux sujets, puisqu'il s'agissait de leurs âges respectifs. Il nous est donc facile de saisir la signification du nombre qui était venu à l'esprit du mari. Ainsi que le dit M. Adler lui-même, ce nombre exprime un désir refoulé du moi, et qui peut être traduit ainsi: «À un homme de 34 ans, comme moi, il faut une femme de 17 ans.»

Pour qu'on ne juge pas trop légèrement ces «jeux», j'ajouterai un détail dont le Dr Adler m'a fait part récemment: une année après la publication de cette analyse, le couple avait divorcé [90].

M. Adler explique d'une façon analogue la production de nombres obsédants. Le choix de nombres dits «favoris» n'est pas sans rapport avec la vie de la personne intéressée et n'est pas dépourvu d'intérêt psychologique. Un monsieur, qui a une préférence particulière pour les nombres 17 et 19, se rappelle, après quelques instants de réflexion, qu'à 17 ans il a conquis la liberté académique, en devenant étudiant, et qu'à 19 ans il a fait son premier grand voyage et, bientôt après, sa première découverte scientifique. Mais la fixation de cette préférence ne s'est effectuée que deux lustres plus tard, lorsque les mêmes nombres eurent acquis une certaine importance pour sa vie amoureuse. L'analyse découvre un sens inattendu même aux nombres qu'on a l'habitude d'employer, dans certaines occasions, d'une manière qui paraît tout à fait arbitraire. C'est ainsi qu'un de mes malades s'est aperçu, un jour, que lorsqu'il était mécontent, il avait l'habitude de dire volontiers: «Je te l'ai déjà dit 17, sinon 36 fois.» Aussi s'est-il demandé s'il n'y avait pas de motifs à cela. Il s'est rappelé aussitôt qu'il était né le 27 d'un mois, tandis que son frère plus jeune était né un 26, et qu'il avait des raisons d'accuser le sort d'avoir été beaucoup plus favorable à son frère qu'à lui. Il représentait cette injustice du sort, en amputant la date de sa naissance de dix jours qu'il ajoutait à la date de la naissance du frère: «Bien qu'étant l'aîné, j'ai été raccourci par le sort.»


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