5. Les lapsus (3)

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C'est ainsi que dans les troubles de la parole, qu'ils soient sérieux ou non, mais qui peuvent être rangés dans la catégorie des «lapsus», je retrouve l'influence, non pas du contact exercé par les sons les uns sur les autres, mais d'idées extérieures à l'intention qui dicte le discours, la découverte de ces idées suffisant à expliquer l'erreur commise. Je ne conteste certes pas l'action modificatrice que les sons peuvent exercer les uns sur les autres; mais les lois qui régissent cette action ne me paraissent pas assez efficaces pour troubler, à elles seules, l'énoncé correct du discours. Dans les cas que j'ai pu étudier et analyser à fond, ces lois n'expriment qu'un mécanisme préexistant dont se sert un mobile psychique extérieur au discours, mais qui ne se rattache nullement aux rapports existant entre ce mobile et le discours prononcé. Dans un grand nombre de substitutions, le lapsus fait totalement abstraction de ces lois de relations tonales. Je suis sur ce point entièrement d'accord avec Wundt qui considère également les conditions du lapsus comme très complexes et dépassant de beaucoup les simples effets de contact exercés par les sons les uns sur les autres.

Mais tout en considérant comme certaines ces «influences psychiques plus éloignées», pour me servir de l'expression de Wundt, je ne vois aucun inconvénient à admettre que les conditions du lapsus, telles qu'elles ont été formulées par Meringer et Mayer, se trouvent facilement réalisées lorsqu'on parle rapidement et que l'attention est plus ou moins distraite. Dans certains des exemples cités par ces auteurs, les conditions semblent cependant avoir été plus compliquées. Je reprends l'exemple déjà cité précédemment.

Es war mir auf der Schwest…

Brust so schwer [29].

Je reconnais bien que dans cette phrase la syllabe Schwe a pris la place de la syllabe Bru. Mais ne s'agit-il que de cela? Il n'est guère besoin d'insister sur le fait que d'autres motifs et d'autres relations ont pu déterminer cette substitution. J'attire notamment l'attention sur l'association Schwester-Bruder (sœur-frère) ou, encore, sur l'association Brust der Schwester (la poitrine de la sœur), qui nous conduit à d'autres ensembles d'idées. C'est cet auxiliaire travaillant dans la coulisse qui confrère à l'inoffensive syllabe Schwe la force de se manifester à titre de lapsus.

Pour d'autres lapsus, on peut admettre que c'est une ressemblance tonale avec des mots et des sens obscènes qui est à l'origine de leur production. La déformation et la défiguration intentionnelles de mots et de phrases, que des gens mai élevés affectionnent tant, ne visent en effet qu'à utiliser un prétexte anodin pour rappeler des choses défendues, et ce jeu est tellement fréquent qu'il ne serait pas étonnant que les déformations en question finissent pas se produire à l'insu des sujets et en dehors de leur intention [30]. – «Ich fordere Sie auf, auf das Wohl unseres Chefs aufzustossen» (Je vous invite à démolir la prospérité de notre chef); au lieu de: «auf das wohl unseres Chefs anstossen» – «à boire à la prospérité de notre chef»). Il n'est pas exagéré de voir dans ce lapsus une parodie involontaire, reflet d'une parodie intentionnelle. Si j'étais le chef à l'adresse duquel l'orateur a prononcé cette phrase avec son lapsus, je me dirais que les Romains agissaient bien sagement, en permettant aux soldats de l'empereur triomphant d'exprimer dans des chansons satiriques le mécontentement qu'ils pouvaient éprouver à son égard. Meringer raconte qu'il s'est adressé un jour à une personne qui, en sa qualité de membre le plus âgé de la société, portait le titre honorifique, et cependant familier, de «senexl» ou «altes senexl [31]», en lui disant: «Prost [32], senex altesl». il fut effrayé lorsqu'il s'aperçut de son lapsus (p. 50). On comprendra son émotion, si l'on songe combien le mot «Altesl» ressemble à l'injure: «Alter Esel [33]». Le manque de respect envers les plus âgés (chez les enfants, envers le père) entraîne de graves châtiments.

J'espère que les lecteurs ne refuseront pas toute valeur aux distinctions que j'établis en ce qui concerne l'interprétation des lapsus, bien que ces distinctions ne soient pas susceptibles de démonstration rigoureuse, et qu'ils voudront bien tenir compte des exemples que j'ai moi-même réunis et analysés. Et si je persiste à espérer que les cas de lapsus, même les plus simples en apparence, pourront un jour être ramenés à des troubles ayant leur source dans une idée à moitié refoulée, extérieure à la phrase ou au discours qu'on prononce, j'y suis encouragé par une remarque intéressante de Meringer lui-même. Il est singulier, dit cet auteur, que personne ne veuille reconnaître avoir commis un lapsus. Il est des gens raisonnables et honnêtes qui sont offensés, lorsqu'on leur dit qu'ils se sont rendus coupables d'une erreur de ce genre. Je ne crois pas que ce fait puisse être généralisé dans la mesure où le fait Meringer, en employant le mot «personne». Mais les signes d'émotion qu'on suscite en prouvant à quelqu'un qu'il a commis un lapsus, et qui sont manifestement très voisins de la honte, ces signes sont significatifs. Ils sont de même nature que la contrariété que nous éprouvons, lorsque nous ne pouvons retrouver un nom oublié, que l'étonnement que nous cause la persistance d'un souvenir apparemment insignifiant: dans tous ces cas le trouble est dû vraisemblablement à l'intervention d'un motif inconscient.

La déformation de noms exprime le mépris, lorsqu'elle est intentionnelle, et on devrait lui attribuer la même signification dans toute une série de cas où elle apparaît comme un lapsus accidentel. La personne qui, selon Mayer, dit une première fois «Freuder» pour «Freud», parce qu'elle avait prononcé quelques instants auparavant le nom de «Breuer» (p. 38), et qui, une autre fois, parla de la méthode de «Freuer-Breud), au lieu de: «Freud-Breuer» (p. 28), était un collègue qui n'était pas enchanté de ma méthode. Je citerai plus loin, à propos des erreurs d'écriture, un autre cas de déformation d'un nom, justiciable de la même explication [34].

Dans ces cas intervient, à titre de facteur perturbateur, une critique que nous pouvons laisser de côté, parce qu'elle ne correspond pas à l'intention de celui qui parle, au moment même où il parle.

En revanche, la substitution d'un nom à un autre, l'appropriation d'un nom étranger, l'identification au moyen d'un lapsus signifient certainement l'usurpation d'un honneur dont, pour une raison ou une autre, on n'a pas conscience au moment où on s'en rend coupable. M. S. Ferenczi raconte un fait de ce genre remontant au temps où il était encore écolier:

«Alors que j'étais élève de la première classe (c'est-à-dire de la classe la plus élémentaire) du lycée, j'eus à réciter (pour la première fois dans ma vie) publiquement (c'est-à-dire devant toute la classe) une poésie. Je m'étais très bien préparé et fus tout étonné d'entendre mes camarades éclater de rire dès les premiers mots que je prononçai. Le professeur s'empressa de m'expliquer la cause de ce singulier accueil: j'avais énoncé très correctement le titre de la poésie «Aus der Ferne», mais au lieu de donner le nom exact de l'auteur, j'avais donné le mien. Or le nom de l'auteur était: Alexander (Sándor) Petöfi. La similitude des prénoms (je m'appelle, moi aussi, Sándor) a sans doute favorisé la confusion; mais sa véritable cause résidait certainement dans le fait que je m'identifiais alors dans mes secrets désirs avec le héros célébré dans ce poème. Et, même consciemment, j'avais pour lui un amour et une estime qui confinaient à l'adoration. C'est naturellement ce malheureux complexe à base d'ambition qui est responsable de mon acte manqué.»

Un autre cas d'identification par appropriation du nom d'une autre personne m'a été raconté par un jeune médecin qui, timide et respectueux, se présenta au célèbre Virchow, en se nommant: «Le Docteur Virchow.» Étonné, le professeur se retourna et lui demanda: «Tiens, vous vous appelez également Virchow?» J'ignore comment le jeune ambitieux a expliqué son lapsus, s'il s'est tiré d'affaire en disant qu'en présence de ce grand nom il s'était senti tellement petit qu'il en avait oublié le sien ou s'il a eu le courage d'avouer qu'il espérait devenir un jour aussi célèbre que Virchow et qu'il priait M. le Conseiller Intime de ne pas le traiter avec trop de mépris: toujours est-il que l'une de ces deux raisons (et peut-être les deux à la fois) a certainement provoqué l'erreur que le jeune homme a commise en se présentant.

Pour des motifs personnels, je suis obligé de n'être pas trop affirmatif quant à l'interprétation du cas suivant. Au cours du Congrès International tenu à Amsterdam en 1907, la conception de l'hystérie formulée par moi fut l'objet de très vives discussions. Un de mes adversaires les plus acharnés s'était laissé tellement gagner par la chaleur de ses attaques que, se substituant à moi, il avait à plusieurs reprises parlé en mon nom. Il disait par exemple: «On sait que Breuer et moi avons montré…», alors qu'il voulait dire «Breuer et Freud…» Il y a aucune ressemblance entre le nom de mon adversaire et le mien. Cet exemple, parmi beaucoup d'autres du même genre, de lapsus par substitution de noms montre que le lapsus n'a nullement besoin de la facilité que lui offre la ressemblance tonale et qu'il peut se produire à la faveur de rapports cachés, de nature purement psychique.

Dans d'autres cas, beaucoup plus significatifs, c'est la critique dirigée contre soi-même, c'est une opposition intime contre ce qu'on se propose de dire, qui déterminent le remplacement de l'énoncé voulu par son contraire. On constate alors avec étonnement que l'énoncé d'une affirmation, d'une assurance, d'une protestation, est en contradiction avec l'intention véritable et que le lapsus met à nu une absence de sincérité profonde [35]. Le lapsus devient ici un moyen d'expression mimique; il sert d'ailleurs souvent à exprimer ce qu'on ne voulait pas dire, à se trahir soi-même. Tel est, par exemple, le cas de cet homme qui dédaigne les rapports sexuels dits «normaux» et qui dit, au cours d'une conversation où il est question d'une jeune fille connue pour sa coquetterie: «si elle était avec moi, elle désapprendrait vite à koëttieren». Il n'est pas difficile de voir que le mot koëttieren (mot inexistant), employé à la place du mot kokettieren (coquetter), n'est que le reflet déformé du mot koitieren (coïter) qui, du fond de l'inconscient, a déterminé ce lapsus. Et voilà un autre cas: «Nous avons un oncle qui nous en veut de ne pas être venus le voir depuis des mois. Nous apprenons qu'il a changé d'appartement et nous saisissons cette occasion pour lui faire enfin une visite. Il parait content de nous voir, et lorsque nous prenons congé de lui, il nous dit très affectueusement: «J'espère désormais vous voir plus rarement qu'auparavant.»

Par une coïncidence favorable, les mots du langage peuvent occasionnellement déterminer des lapsus qui vous bouleversent comme des révélations inattendues ou produisent l'effet comique d'un mot d'esprit achevé.

Tel est, par exemple, le cas observé et communiqué par le Dr Reitler:

«Votre chapeau neuf est ravissant, dit une dame à une autre, sur un ton admiratif; c'est vous-même qui l'avez si prétentieusement orné?» (aufgepatzt, au lieu de aufgeputzt, garni).

«Les éloges que la dame voulait adresser à son amie durent en rester là; car la critique qu'elle avait formulée dans son for intérieur, en trouvant la garniture du chapeau (HutaufPUTZ) prétentieuse (eine PATZerei), s'est trop bien manifestée dans le malencontreux lapsus, pour que quelques phrases d'admiration conventionnelle aient pu paraître sincères.»

Moins sévère mais également évidente, l'intention critique de l'exemple suivant:

«Une dame est en visite chez une amie, qui finit par la lasser par son bavardage incessant et insupportable. Elle réussit à couper la conversation et à prendre congé, lorsque son amie, qui l'a accompagnée dans l'antichambre, l'arrête de nouveau et recommence à l'abasourdir par un flot de paroles que l'autre est obligée d'écouter, la main sur le bouton de la porte. Elle réussit enfin à l'interrompre par cette question: «Êtes-vous chez vous dans l'antichambre (Vorzimmer)?» L'étonnement de l'amie lui révèle son lapsus. Fatiguée par le long stationnement dans l'antichambre (Vorzimmer), elle voulait mettre fin au bavardage, en demandant: «Êtes-vous chez vous le matin (Vormittag)?» et trahit ainsi l'impatience que lui causait ce nouveau retard.

L'exemple suivant, communiqué par le Dr Max Graf témoigne d'une absence de sang-froid et de maîtrise de soi:

«Au cours de la réunion générale de l'association de journalistes Cancordia, un jeune et besogneux sociétaire prononce un violent discours d'opposition et laisse échapper, dans son emportement, les mots suivants: «Messieurs les membres des avances (VORSCHUSSmitglieder).» Il voulait dire: messieurs les membres du bureau (VORstandsmitglieder) ou du comité (AussCHUSSmitglieder); les uns et les autre avaient en effet le droit d'accorder des avances, et le jeune orateur venait justement de leur adresser une demande de prêt.»

Nous avons vu, dans l'exempleVorschwein, qu'un lapsus se produit facilement, lorsqu'on s'efforce de réprimer des mots injurieux. Il constitue alors une sorte de dérivatif. En voici un exemple:

Un photographe qui s'était juré, dans ses rapports avec ses employés maladroits, d'éviter les termes empruntés à la zoologie, dit à un apprenti qui, voulant vider un grand vase plein, répand la moitié de son contenu à terre: «Dites donc, l'homme, vous auriez dû commencer par transvaser un peu de liquide.» Seulement, au lieu d'employer le mot correct: «chöpfen (transvaser), il a lâché le mot schäfsen (de Schaf – mouton) . Et aussitôt après il dit à une de ses employées qui, par inadvertance, a détérioré une douzaine de plaques assez chères: «On dirait que vous avez les cornes brûlées (Horn verbrannt).» Il voulait dire:«les mains brûlées» (Hand verbrannt).

Dans l'exemple suivant nous avons un excellent cas d'aveu involontaire par lapsus. Certaines des circonstances qui l'ont accompagné justifient sa reproduction complète d'après la communication publiée par M. A. A. Brill dans Zentralbl. f. Psychoanalyse (2e année, 1) [36].

«Je me promène un soir avec le Dr Frink, et nous nous entretenons des affaires de la Société Psychanalytique de New York. Nous rencontrons un collègue, le Dr R., que je n'ai pas vu depuis des années et dont j'ignore totalement la vie privée. Nous sommes très contents, l'un et l'autre, de nous retrouver, et nous nous rendons, sur ma proposition, dans un café où nous passons deux heures dans une conversation animée. R. paraissait être au courant de ma vie, car, après les salutations d'usage, il me demande des nouvelles de mon enfant et ajoute qu'il a souvent de mes nouvelles par un ami commun et qu'il s'intéresse à ce que je fais, depuis qu'il a été mis au courant de mes travaux par les journaux médicaux. Lorsque je lui demande s'il est marié, il répond négativement et ajoute:«Pourquoi voulez-vous qu'un homme comme moi se marie?»

«Au moment de quitter le café, il s'adresse brusquement à moi: «Je voudrais bien savoir ce que vous feriez dans un cas comme celui-ci: je connais une infirmière qui est impliquée, à titre de complice, dans un procès en divorce. La femme a intenté le procès à son mari, dénoncé la complicité de l'infirmière, et il a obtenu le divorce [37].» Ici je l'interromps: «vous voulez dire qu'elle a obtenu le divorce.» Il se reprend aussitôt:«Naturellement, c'est elle qui a obtenu le divorce», et il me raconte ensuite que le procès et le scandale qu'il a soulevé ont tellement bouleversé l'infirmière qu'elle s'est mise à boire, que ses nerfs sont complètement ébranlés, etc., et il me demande un conseil sur la manière de la traiter.
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