8. Méprises et maladresses (2)

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C'est encore une méprise que commet celui qui donne à un mendiant une pièce en or au lieu d'une pièce en bronze ou d'une petite petite pièce en argent. L'explication des méprises de ce genre est facile: ce sont des sacrifices qu'on fait pour se concilier le sort, détourner un malheur, etc. Lorsqu'on a entendu, immédiatement avant la promenade, au cours de laquelle elle s'est montrée si involontairement généreuse, la mère ou la tante exprimer ses soucis au sujet de la santé d'un enfant, on est fixé avec certitude sur le sens de la fâcheuse méprise dont elle a été victime. C'est ainsi que nos actes manqués nous fournissent un moyen de rester attachés à toutes les coutumes pieuses et superstitieuses que la lumière de notre raison, devenue incrédule, a chassées dans l'inconscient.

f) Plus que tout autre domaine, celui de l'activité sexuelle nous fournit des preuves certaines du caractère intentionnel de nos actes accidentels. C'est qu'en effet dans ce dernier domaine la limite qui, dans les autres, peut exister entre ce qui est intentionnel et ce qui est accidentel, s'efface complètement. Je puis citer un joli exemple personnel de la manière dont un mouvement, en apparence maladroit, peut répondre à des intentions sexuelles. Il y a quelques années, j'ai rencontré dans une maison amie une jeune fille qui a réveillé en moi une sympathie que je croyais depuis longtemps éteinte. Je me suis montré avec elle gai, bavard, prévenant. Et, cependant, cette même jeune fille m'avait laissé froid une année auparavant. D'où m'est donc venue la sympathie dont je me suis senti pris à son égard? C'est que l'année précédente, alors que j'étais avec elle en tête à tête, son oncle, un très vieux monsieur, entra dans la pièce où nous tenions et, le voyant arriver, nous nous précipitâmes tous les deux vers un fauteuil qui se trouvait dans un coin, pour le lui offrir. La jeune fille fut plus adroite que moi, et d'ailleurs aussi plus proche du fauteuil; aussi réussit-t-elle à s'en emparer la première et à le soulever par les bras, le dossier du fauteuil tourné en arrière. Voulant l'aider, je m'approchai d'elle et, sans comprendre comment les choses s'étaient passées, je me trouvai à un moment donné derrière son dos, mes bras autour de son buste. Il va sans dire que je n'ai pas laissé se prolonger cette situation. Mais personne n'a remarqué combien adroitement j'avais utilisé ce mouvement maladroit.

Il arrive souvent dans la rue que deux passants se dirigeant en sens inverse et voulant chacun éviter l'autre, et céder la place à l'autre, s'attardent pendant quelques secondes à dévier de quelques pas, tantôt à droite, tantôt à gauche, mais tous les deux dans le même sens, jusqu'à ce qu'ils se trouvent arrêtés l'un en face de l'autre. Il en résulte une situation désagréable et agaçante, et dans laquelle on ne voit généralement que l'effet d'une maladresse accidentelle. Or, il est possible de prouver que dans beaucoup de cas cette maladresse cache des intentions sexuelles et reproduit une attitude indécente et provocante d'un âge plus jeune. Je sais, d'après les analyses que j'ai pratiquées sur des névrosés, que la soi-disant naïveté des jeunes gens et des enfants ne constitue qu'un masque de ce genre, qui leur sert à exprimer ou à accomplir, sans se sentir gênés, beaucoup de choses indécentes.

M. W. Stekel a rapporté des observations tout à fait analogues qu'il a faites sur lui-même. «J'entre dans une maison et tends à la maîtresse de maison ma main droite. Sans m'en rendre compte, je défais en même temps le nœud de la ceinture de son peignoir. Je suis certain de n'avoir eu aucune intention indécente; et, cependant, j'ai exécuté ce mouvement maladroit avec l'adresse d'un véritable escamoteur.»

J'ai déjà cité de nombreux exemples d'où il ressort que des poètes et des romanciers attribuent aux actes manqués un sens et des motifs, comme nous le faisons nous-mêmes. Aussi ne serons-nous pas étonnés de voir une fois de plus un romancier comme Theodor Fontane attribuer à un mouvement maladroit un sens profond et en faire le présage d'événements ultérieurs. Voici notamment un passage emprunté à L'Adultera [74]: «… et Mélanie se leva brusquement et lança à son mari, en guise de salut, une des grosses balles. Mais elle n'avait pas visé juste – la balle dévia, et ce fut Rubehn qui l'attrapa.» Au retour de l'excursion, au cours de laquelle s'est passé ce petit incident, il y eut entre Mélanie et Rubehn une conversation dans laquelle on saisit le premier indice d'une inclination croissante. Peu à peu, cette inclination se transforme en passion, au point que Mélanie finit par quitter son mari, pour aller vivre définitivement avec l'homme qu'elle aime. (Communiqué par H. Sachs.)

g) Les effets consécutifs aux actes manqués des individus normaux sont généralement anodins. D'autant plus intéressante est la question de savoir si des actes manqués d'une importance plus ou moins grande et pouvant avoir des effets graves, comme par exemple ceux commis par des médecins ou des pharmaciens, peuvent, sous un rapport quelconque, être envisagés à notre point de vue.

N'ayant que très rarement l'occasion de faire des interventions médicales, je ne puis citer qu'un seul exemple de méprise médicale tiré de mon expérience personnelle. Je vois depuis des années deux fois par jour une vieille dame et, au cours de ma visite du matin, mon intervention se borne à deux actes: je lui instille dans les yeux quelques gouttes d'un collyre et je lui fais une injection de morphine. Les deux flacons, un bleu contenant le collyre et un blanc contenant la solution de morphine, sont régulièrement préparés en vue de ma visite. Pendant que j'accomplis ces deux actes, je pense presque toujours à autre chose; j'ai en effet accompli ces actes tant de fois que je crois pouvoir donner momentanément congé à mon attention. Mais un matin je m'aperçois que mon automate a mal travaillé: j'ai en effet plongé le compte-gouttes dans le flacon blanc et instillé dans les yeux de la morphine. Après un moment de peur, je me calme en me disant qu'après tout quelques gouttes d'une solution de morphine à 2 pour cent instillées dans le sac conjonctival ne peuvent pas faire grand mal. Mon sentiment de peur devait certainement provenir d'une autre source.

En essayant d'analyser ce petit acte manqué, je retrouve tout de suite la phrase: «profaner la vieille [75]», qui était de nature à m'indiquer le chemin le plus court pour arriver à la solution. J'étais encore sous l'impression d'un rêve que m'avait raconté la veille un jeune homme et que j'avais cru pouvoir interpréter comme se rapportant à des relations sexuelles de ce jeune homme avec sa propre mère [76]. Le fait assez bizarre que la légende grecque ne tient aucun compte de l'âge de Jocaste me semblait s'accorder très bien avec ma propre conclusion que dans l'amour que la mère inspire à son fils, il s'agit non de la personne actuelle de la mère, mais de l'image que le fils a conservée d'elle et qui date de ses propres années d'enfance. Des inconséquences de ce genre se manifestent toutes les fois qu'une imagination hésitant entre deux époques s'attache définitivement, une fois devenue consciente, à l'une d'elles. Absorbé par ces idées, je suis arrivé chez ma patiente nonagénaire et j'étais sans doute sur le point de concevoir le caractère généralement humain de la légende d'Œdipe, comme étant en corrélation avec la fatalité qui s'exprime dans les oracles, puisque j'ai aussitôt après commis une méprise dont «la vieille fut victime». Cependant cette méprise fut encore inoffensive: des deux erreurs possibles, l'une consistant à instiller de la morphine dans les yeux, l'autre à injecter sous la peau du collyre, j'ai choisi la moins dangereuse. Il reste à savoir si, dans les erreurs pouvant avoir des conséquences graves, il est possible de découvrir par l'analyse une intention inconsciente.

Sur ce point les matériaux me font défaut, et j'en suis réduit à des hypothèses et à des rapprochements. On sait que dans les psychonévroses graves on observe souvent, à titre de symptômes morbides, des mutilations que les malades s'infligent eux-mêmes, et l'on peut toujours s'attendre à ce que le conflit psychique aboutisse chez eux au suicide. Or, j'ai pu constater et j'en fournirai un jour la preuve, en publiant des exemples bien élucidés, que beaucoup de lésions en apparence accidentelles qui affectent ces malades, ne sont que des mutilations volontaires; c'est qu'il existe chez ces malades une tendance à s'infliger des souffrances, comme s'ils avaient des fautes à expier, et cette tendance, qui tantôt affecte la forme de reproches adressés à soi-même, tantôt contribue à la formation de symptômes, sait utiliser habilement une situation extérieure accidentelle ou l'aider à produire l'effet mutilant voulu. Ces faits ne sont pas rares, même dans les cas de gravité moyenne et ils révèlent l'intervention d'une intention inconsciente par un certain nombre de traits particuliers, comme, par exemple, l'étonnant sang-froid que ces malades gardent en présence des prétendus accidents malheureux [77].

Je ne citerai en détail qu'un seul exemple provenant de mon expérience personnelle: une jeune femme tombe de voiture et se casse l'os d'une jambe. La voilà alitée pendant plusieurs semaines, mais elle étonne tout le monde par l'absence de toute manifestation douloureuse et par le calme imperturbable qu'elle garde. Cet accident a servi de prélude à une longue et grave névrose dont elle a été guérie par la psychanalyse. Au cours du traitement, je me suis informé aussi bien des circonstances ayant accompagné l'accident que de certaines impressions qui l'ont précédé. La jeune femme se trouvait avec son mari, très jaloux, dans la propriété d'une de ses sœurs, mariée elle-même, et en compagnie de plusieurs autres sœurs et frères, avec leurs maris et leurs femmes. Un soir, elle offrit à ce cercle intime une représentation, en se produisant dans l'un des arts où elle excellait: elle dansa le «cancan» en véritable virtuose, à la grande satisfaction de sa famille, mais au grand mécontentement de son mari qui lui chuchota, lorsqu'elle eut fini: «Tu t'es de nouveau conduite comme une fille.» Le mot porta. Fut-ce à cause de cette séance de danse, ou pour d'autres raisons encore, peu importe, mais la jeune femme passa une nuit agitée, et se leva décidée à partir le matin même. Mais elle voulut choisir elle-même les chevaux, en refusa une paire, en accepta une autre. Sa plus jeune sœur voulait faire monter dans la voiture son bébé accompagnée de la nourrice; ce à quoi elle s'opposa énergiquement. Pendant le trajet, elle se montra nerveuse, dit à plusieurs reprises au cocher que les chevaux lui semblaient avoir peur et lorsque les animaux, inquiets, refusèrent réellement, à un moment donné, de se laisser maîtriser, elle sauta effrayée de la voiture et se cassa une jambe, alors que ceux qui étaient restés dans la voiture n'eurent aucun mal. Si, en présence de tels détails, on peut encore douter que cet accident ait été arrangé d'avance, on n'en doit pas moins admirer l'à-propos avec lequel l'accident s'est produit, comme s'il s'était agi vraiment d'une punition pour une faute commise, car à partir de ce jour la malade fut pour de longues semaines dans l'impossibilité de danser le «cancan».

Je ne me rappelle pas m'être infligé de mutilations dans les circonstances ordinaires de la vie, mais il n'en est pas de même dans des situations compliquées et agitées. Lorsqu'un membre de ma famille se plaint de s'être mordu la langue, écrasé un doigt, etc., je ne manque jamais de lui demander: «Pourquoi l'as-tu fait?» Mais je me suis moi-même écrasé un pouce, un jour où l'un de mes jeunes patients m'a fait part, au cours de la consultation, de son intention (qui n'était d'ailleurs pas à prendre au sérieux) d'épouser ma fille aînée, alors qu'elle se trouvait précisément dans un sanatorium et que son état de santé m'inspirait les plus graves inquiétudes.

Un de mes garçons, dont le tempérament vif était réfractaire aux soins médicaux, eut un accès de colère, parce qu'on lui avait annoncé qu'il passerait la matinée au lit; il menaça même de se suicider, pour faire comme ceux dont il avait lu le suicide dans les journaux. Le soir, il me montra une bosse qui s'était formée sur sa poitrine à la suite d'une chute contre un bouton de porte. À ma question ironique lui demandant pourquoi il avait fait cela et où il voulait en venir, ce garçon de 11 ans me répondit comme subitement illuminé: «C'était ma tentative de suicide dont je vous avais menacé ce matin.» Je dois ajouter que je ne crois pas avoir parlé devant mes enfants de mes idées sur la mutilation volontaire.

Ceux qui croient à la réalité de mutilations volontaires miintentionnelles, s'il est permis d'employer cette expression quelque peu paradoxale, sont tout préparés à admettre qu'il existe, à côté du suicide conscient et intentionnel, un suicide mi-intentionnel, provoqué par une intention inconsciente, qui sait habilement utiliser une menace contre la vie et se présenter sous le masque d'un malheur accidentel. Ce cas ne doit d'ailleurs pas être extrêmement rare, car les hommes chez lesquels la tendance à se détruire existe, avec une intensité plus ou moins grande, à l'état latent, sont beaucoup plus nombreux que ceux chez lesquels cette tendance se réalise. Les mutilations volontaires représentent, en général, un compromis entre cette tendance et les forces qui s'y opposent et, dans les cas qui se terminent par le suicide, le penchant à cet acte a dû exister depuis longtemps avec une intensité atténuée ou à l'état de tendance inconsciente et réprimée.

Ceux qui ont l'intention consciente de se suicider choisissent, eux aussi, leur moment, leurs moyens et leur occasion: de son côté, l'intention inconsciente attend un prétexte qui se substituera à une partie des causes réelles et véritables et qui, détournant les forces de conservation de la personne, la débarrassera de la pression qu'exercent sur elle ces causes [78]. Les considérations que je développe ici sont bien loin d'être oiseuses. Je connais plus d'un soi-disant «accident» malheureux (chute de cheval ou de voiture) qui, analysé de près et par les circonstances dans lesquelles il s'est produit, autorise l'hypothèse d'un suicide inconsciemment consenti. C'est ainsi, par exemple, que pendant une course de chevaux, un officier tombe de sa monture et se blesse si gravement qu'il meurt quelques jours après. Son attitude, après qu'il fût revenu à lui, était tout à fait bizarre. Mais encore plus bizarre était soin attitude avant la chute. Il était profondément déprimé à la suite de la mort de sa mère qu'il adorait, était pris brusquement de crises de larmes, même lorsqu'il se trouvait dans la société de ses camarades, voulait quitter le service pour s'en aller en Afrique prendre part à une guerre qui, au fond, ne l'intéressait pas du tout [79]. Cavalier accompli, il évitait depuis quelque temps de monter à cheval. Enfin, la veille des courses, auxquelles il ne pouvait se soustraire, il avait un triste pressentiment; étant donné notre manière d'envisager ces cas, nous ne sommes pas étonné que ce pressentiment se soit réalisé. On me dira qu'il était naturel qu'un homme atteint d'une aussi profonde dépression nerveuse se soit trouvé incapable de maîtriser son cheval, comme il le faisait à l'état normal. Sans doute; je cherche seulement dans l'intention de suicide le mécanisme de cette inhibition motrice par la «nervosité».

M. S. Ferenczi m'autorise à publier l'analyse suivante d'un cas de blessure en apparence accidentelle par une balle de revolver, cas dans lequel il voit, et je suis parfaitement d'accord avec lui, une tentative de suicide inconsciente:

J. Ad., ouvrier menuisier, âgé de 22 ans, vint me consulter le 18 janvier 1908. Il voulait savoir s'il était possible ou nécessaire d'extraire la balle qui était logée dans sa tempe gauche depuis le 20 mars 1907. Abstraction faite de quelques rares maux de tête, peu violents, il n'éprouvait jamais aucun malaise et l'examen objectif ne révélait rien d'anormal, sauf, bien entendu, la présence, au niveau de la région temporale gauche, de la cicatrice noircie, caractéristique d'une balle de revolver. Je déconseillai donc l'opération. Interrogé sur les circonstances dans lesquelles s'était produit l'accident, le malade déclara qu'il s'agissait d'un simple accident. Il jouait avec le revolver de son frère et croyant qu'il n'était pas chargé, il l'avait appuyé avec la main gauche contre la tempe gauche (il n'est pas gaucher), avait mis le doigt sur la gâchette, et le coup était parti. Le revolver, qui était à six cartouches, en contenait trois. Je lui demandai comment il lui était venu à l'esprit de prendre le revolver. Il répondit que c'était à l'époque où il devait se présenter devant le conseil de révision; la veille au soir, craignant une rixe, il avait emporté l'arme, en se rendant à l'auberge. Au conseil de révision il avait été déclaré inapte à cause de ses varices, ce dont il était très honteux. Il rentra chez lui, joua avec le revolver, sans avoir la moindre intention de se faire du mal; le malheur était arrivé accidentellement. Je lui demandai s'il était en général content de son sort, à quoi il me répondit avec un soupir et me raconta une histoire amoureuse: il aimait une jeune fille qui l'aimait à son tour, ce qui ne l'avait pas empêchée de le quitter; elle partit pour l'Amérique uniquement pour gagner de l'argent. Il voulut la suivre, mais ses parents s'y opposèrent. Son amie était partie le 20 janvier 1907, donc deux mois avant l'accident. Malgré tous ces détails, qui étaient cependant de nature à le mettre en éveil, le malade persista à parier d'«accident». Mais je suis, quant à moi, fermement convaincu que son oubli de s'assurer si l'arme était chargée, ainsi que la mutilation qu'il s'est infligée involontairement, ont été déterminés par des causes psychiques. Il était encore sous l'influence déprimante de sa malheureuse aventure amoureuse et espérait sans doute «oublier», au régiment. Ayant été obligé de renoncer à ce dernier espoir, il en vint à jouer avec le revolver, autrement dit à la tentative de suicide inconsciente. Le fait qu'il tenait le revolver, non de la main droite, mais de la main gauche, prouve qu'il ne faisait réellement que «jouer», c'est-à-dire n'avait aucune intention consciente de se suicider.»

Voici une autre analyse, mise également à ma disposition par l'observateur. Cette fois encore il s'agit d'une mutilation volontaire, accidentelle en apparence, et le cas faisant l'objet de cette analyse rappelle le proverbe: «celui qui creuse un fossé pour autrui, finit par y tomber lui-même».


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