La métamorphose (2)

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Il était déjà dans l’antichambre et, au mouvement brusque qu’il eut pour faire son dernier pas hors de la pièce, on aurait pu croire qu’il venait de se brûler la plante du pied.

Et dans l’antichambre il tendit la main droite aussi loin que possible en direction de l’escalier comme si l’attendait là-bas une délivrance proprement surnaturelle.

Gregor se rendit compte qu’il ne fallait à aucun prix laisser partir le fondé de pouvoir dans de telles dispositions, s’il ne voulait pas que sa position dans la tiare fût extrêmement compromise. Ses parents ne comprenaient pas tout cela aussi bien; tout au long des années, ils s’étaient forgé la conviction que, dans cette firme, l’avenir de Gregor était à jamais assuré, et du reste ils étaient à ce point absorbés par leurs soucis du moment qu’ils avaient perdu toute capacité de regarder vers le futur. Gregor lui, regardait vers le futur.

Il fallait retenir le fondé de pouvoir, l’apaiser, le convaincre, et finalement le gagner à sa cause; car enfin, l’avenir de Gregor et de sa famille en dépendait! Si seulement sa sœur avait été là! Elle au moins était perspicace; elle avait pleuré tandis que Gregor était encore tranquillement couché sur le dos. Et le fondé de pouvoir cet homme à femmes, se serait sûrement laissé manœuvrer par elle; elle aurait refermé la porte de l’appartement et, dans l’antichambre, elle l’aurait fait revenir de sa frayeur. Mais sa sœur n’était justement pas là, il fallait que Gregor agisse lui-même. Et sans songer qu’il ignorait tout de ses actuelles capacités de déplacement, sans songer non plus qu’éventuellement, et même probablement, son discours une fois de plus n’avait pas été compris, il s’écarta du battant de la porte; se propulsa par l’ouverture; voulut s’avancer vers le fondé de pouvoir qui déjà sur le palier se cramponnait ridiculement des deux mains à la rampe; mais aussitôt, cherchant à quoi se tenir il retomba avec un petit cri sur toutes ses petites pattes. Dès que ce fut fait, il ressentit pour la première fois de la matinée une sensation de bien-être; les petites pattes reposaient fermement sur le sol; elles obéissaient parfaitement, comme il le nota avec plaisir; elles ne demandaient même qu’à le porter où il voudrait; et il avait déjà l’impression que la guérison définitive de ses maux était imminente. Mais à l’instant même où, réprimant en oscillant son envie de se déplacer il se trouvait ainsi étendu sur le sol non loin de sa mère et face à elle, voici que tout d’un coup, alors qu’elle paraissait complètement prostrée, elle bondit sur ses pieds, bras tendus et doigts écartés, criant «au secours, au nom du ciel, au secours!» penchant la tête comme pour mieux voir Gregor mais en même temps, au contraire, reculant absurdement à toute allure, oubliant qu’elle avait derrière elle la table dressée et, une fois contre elle, s’y asseyant à la hâte comme par distraction, et ne semblant pas remarquer qu’à côté d’elle la grande cafetière renversée inondait le tapis d’un flot de café.

«Maman, maman», dit doucement Gregor en la regardant d’en bas. Le fondé de pouvoir lui était sorti de l’esprit pour un instant; en revanche, à la vue du café qui coulait, il ne put empêcher ses mâchoires de happer dans le vide à plusieurs reprises. Ce qui derechef fit pousser les hauts cris à sa mère, qui s’enfuit de la table et alla tomber dans les bras du père qui se précipitait vers elle. Mais Gregor n’avait plus le temps de s’occuper de ses parents; le fondé de pouvoir était déjà dans l’escalier; le menton sur la rampe, il jetait un dernier regard derrière lui. Gregor prit son élan pour être bien sûr de le rattraper le fondé de pouvoir dut se douter de quelque chose, car d’un bond il descendit plusieurs marches et disparut; mais on l’entendit encore pousser un «ouh!» qui retentit dans toute la cage d’escalier.

Malheureusement, cette fuite du fondé de pouvoir parut mettre le père, resté jusque-là relativement maître de lui, dans un état de totale confusion car au lieu de courir lui-même derrière le fondé de pouvoir, ou du moins de ne pas empêcher Gregor de le faire, il empoigna de la main droite la canne que le fuyard avait abandonnée sur une chaise avec son chapeau et son pardessus, attrapa de la main gauche un grand journal qui était posé sur la table, et entreprit, en tapant des pieds, et en brandissant canne et journal, de chasser Gregor et de le faire rentrer dans sa chambre.

Les prières de Gregor n’y changèrent rien, ces prières restèrent d’ailleurs incomprises, si humblement qu’il inclinât la tête, son père n’en tapait du pied que plus fort. À l’autre bout de la pièce, sa mère avait ouvert toute grande une fenêtre en dépit du temps froid et s’y penchait dangereusement en se cachant le visage dans les mains. Depuis la rue et l’escalier, il se créa un fort courant d’air les rideaux volèrent, sur la table les journaux se froissèrent et s’effeuillèrent sur le sol. Son père repoussait Gregor implacablement, en émettant des sifflements de sauvage. Seulement Gregor n’avait encore aucun entraînement pour marcher à reculons, cela allait vraiment très lentement. Si seulement il avait eu la permission de se retourner il aurait tout de suite été dans sa chambre, mais il craignait d’impatienter son père en perdant du temps à se retourner et d’un instant à l’autre la canne, dans la main paternelle, le menaçait d’un coup meurtrier sur le dos ou sur la tête. Mais finalement Gregor n’eut tout de même pas le choix, car il s’aperçut avec effroi qu’en marche arrière il ne savait même pas garder sa direction; il se mit donc, sans cesser de jeter par côté à son père des regards angoissés, à se retourner aussi promptement que possible, mais en réalité fort lentement. Peut-être son père remarqua-t-il sa bonne volonté, car il s’abstint de le déranger dans sa rotation, qu’il guida au contraire de temps à autre de loin avec le bout de sa canne. Si seulement son père n’avait pas produit ces insupportables sifflements!

Gregor en perdait complètement la tête. Il s’était déjà presque entièrement retourné quand, guettant toujours ces sifflements, il se trompa et fit plus que le demi-tour. Mais lorsque, enfin, il eut bien la tête en face de la porte ouverte, il apparut que son corps était trop large pour passer comme ça. Son père, dans les dispositions où il se trouvait, était naturellement à cent lieues de songer par exemple à ouvrir le second battant pour que Gregor eût la place de passer. Il n’avait qu’une idée fixe, c’était que Gregor devait rentrer dans sa chambre aussi vite que possible. Jamais il ne l’aurait laissé exécuter les préparatifs compliqués qui auraient été nécessaires à Gregor pour se remettre debout et tenter de franchir ainsi la porte. Au contraire, comme s’il n’y avait pas eu d’obstacle, il pressait Gregor en faisant à présent particulièrement de bruit; déjà, ce que Gregor entendait retentir derrière lui n’était plus seulement la voix d’un seul père; maintenant, il n’était vraiment plus question de plaisanter et Gregor – advienne que pourra – passa la porte en forçant. Son corps se releva d’un côté, il se trouva de biais dans l’ouverture de la porte, le flanc tout écorché, le blanc de la porte était maculé de vilaines taches, bientôt il fat coincé, et tout seul il n’aurait plus pu bouger, ses petites pattes de l’autre côté étaient suspendues en l’air toutes tremblantes, de ce côté-ci elles étaient douloureusement écrasées sur le sol.., c’est alors que son père lui administra par-derrière un coup violent et véritablement libérateur qui le fit voler jusqu’au milieu de sa chambre, saignant abondamment. Ensuite, la porte fut encore claquée d’un coup de canne, puis ce fut enfin le silence.

C’est au crépuscule seulement que Gregor se réveilla, après un sommeil lourd et comateux. Même s’il n’avait pas été dérangé, il ne se serait sûrement pas éveillé beaucoup plus tard, car il eut le sentiment de s’être assez reposé et d’avoir dormi son soûl; mais il eut l’impression d’avoir été réveillé par un pas furtif et par le bruit discret que faisait en se refermant la porte donnant sur l’antichambre. La lueur des lampadaires électriques de la me posait des taches pâles au plafond et sur le haut des meubles, mais en bas, autour de Gregor, il faisait sombre. Tâtonnant encore lentement avec ses antennes, qu’il commençait seulement à apprécier il se propulsa avec lenteur vers la porte, pour voir ce qui s’y était passé. Son côté gauche paraissait n’être qu’une longue cicatrice, qui tiraillait désagréablement, et, sur ses deux rangées de pattes, il boitait bel et bien. Du reste, au cours des événements de la matinée, une petite patte avait subi une blessure grave – c’était presque un miracle qu’elle fût la seule – et elle traînait derrière lui comme un poids mort.

C’est seulement une fois arrivé près de la porte qu’il se rendit compte de ce qui l’avait attiré; c’était l’odeur de quelque chose de comestible. Car il y avait là une écuelle de lait sucré, où l’on avait coupé des morceaux de pain blanc.

Pour un peu, il aurait ri de joie, car il avait encore plus faim que le matin, et il plongea aussitôt la tête dans ce lait, jusqu’aux yeux ou presque. Mais il l’en retira bientôt avec déception; non seulement il avait de la peine à manger, avec son flanc gauche meurtri – il ne pouvait manger qu’à condition que son corps entier y travaillât en haletant -, mais de surcroît le lait, qui était naguère sa boisson favorite, et c’était sûrement pour cela que sa sœur lui en avait apporté, ne lui disait plus rien, et ce fut même presque avec répugnance qu’il se détourna de l’écuelle et regagna en se traînant le centre de la chambre.

Dans la salle de séjour Gregor vit par la fente de la porte que l’éclairage au gaz était allumé, mais alors que d’habitude c’était l’heure où son père lisait d’une voix forte à sa mère, et parfois aussi à sa sœur, le journal paraissant l’après-midi, on n’entendait cette fois pas le moindre son.

Or peut-être que cette lecture, dont sa sœur lui parlait toujours, y compris dans ses lettres, ne se pratiquait plus du tout ces derniers temps. Mais, même aux alentours, il régnait un grand silence, bien que cependant l’appartement ne fût pas du tout désert. «Tout de même», se dit Gregor «quelle vie tranquille menait ma famille», et tout en regardant droit devant lui dans le noir il éprouvait une grande fierté d’avoir pu procurer à ses parents et à sa sœur une vie pareille dans un appartement aussi beau. Mais qu’allait-il se passer si maintenant toute cette tranquillité, cette aisance, cette satisfaction s’achevaient en catastrophe? Pour ne pas s’égarer dans des idées de ce genre, Gregor préféra se mettre en mouvement et, toujours rampant, parcourir sa chambre en tous sens.

À un certain moment, au cours de cette longue soirée, on entrouvrit un peu l’une des portes latérales, et puis l’autre, mais on les referma prestement; sans doute quelqu’un avait-il éprouvé le besoin d’entrer, mais les scrupules l’avaient emporté. Gregor s’immobilisa dès lors près de la porte donnant sur l’antichambre, bien résolu à faire entrer d’une façon ou d’une autre ce visiteur hésitant, ou à savoir qui il était; mais la porte ne s’ouvrit plus, et Gregor attendit en vain. Au début de la journée, quand toutes les portes étaient fermées à clé, tout le monde voulait entrer et maintenant qu’il en avait ouvert une et que les autres avaient manifestement été ouvertes au cours de la journée, plus personne ne venait, et d’ailleurs les clés étaient dans les serrures, mais de l’autre côté.

C’est seulement tard dans la nuit qu’on éteignit la lumière dans la salle de séjour et il fut alors facile de constater que ses parents et sa sœur étaient restés éveillés jusque-là, car on les entendit nettement s’éloigner tous les trois sur la pointe des pieds. À présent, jusqu’au matin, personne ne viendrait sûrement plus voir Gregor; il disposait donc d’un long laps de temps pour réfléchir en paix à la façon dont il allait désormais réorganiser sa vie. Mais la hauteur si dégagée de cette chambre où il était contraint de rester couché à plat lui fit peur sans qu’il pût découvrir pourquoi – car enfin c’était la chambre où il logeait depuis cinq ans -, et, d’un mouvement à demi conscient, et non sans une légère honte, il se précipita sous le canapé, où, quoique son dos y fût un peu écrasé et qu’il ne pût plus lever la tête, il se sentit aussitôt très à son aise, regrettant seulement que son corps fût trop large pour trouver entièrement place sous le canapé.
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