CHAPITRE IX (2)

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«Ne veux-tu pas descendre? demanda K. Il n’y a pas de sermon à faire. Viens vers moi.

– Oui, maintenant je peux venir», dit l’abbé.

Il se repentait peut-être d’avoir crié. En décrochant la lampe il dit:

«J’étais obligé de commencer par parler de loin. Quand je ne le fais pas je me laisse trop facilement influencer et j’en oublie mon ministère.»

K. l’attendit au pied de l’escalier. L’abbé lui tendit la main au passage avant même d’être en bas.

«Peux-tu me donner un peu de temps? demanda K.

– Autant que tu voudras,» dit l’abbé en tendant à K. la petite lampe pour la lui faire porter. Même de près il conservait dans toute sa personne une certaine solennité.

«Tu es très aimable pour moi», dit K.

Ils allaient et venaient l’un à côté de l’autre dans les ténèbres du bas-côté.

«Tu es une exception parmi les gens de justice. J’ai plus de confiance en toi qu’en tout autre d’entre eux quoique j’en connaisse beaucoup. Avec toi, je peux parler franchement.

– Ne te méprends pas, dit l’abbé.

– Sur quoi me méprendrais-je donc? demanda K.

– C’est sur la justice que tu te méprends, lui dit l’abbé, et il est dit de cette erreur dans les écrits qui précèdent la Loi: «Une sentinelle se tient postée devant la Loi; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme ce réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit: “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle, Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant: “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui on s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir? demande-t-il, tu es insatiable. – Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille: “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. ”

– Le gardien a donc trompé l’homme, dit aussitôt K. que l’histoire avait vivement intéressé.

– Ne te hâte pas de juger, dit l’abbé, n’adopte pas sans réflexion les opinions des étrangers. Je t’ai raconté l’histoire dans le texte de l’Écriture. On n’y dit pas que l’homme ait été trompé.

– C’est pourtant évident, dit K. Le gardien n’a parlé que quand il a été trop tard.

– Il n’avait pas encore été interrogé, dit l’abbé, songe aussi qu’il n’était qu’une simple sentinelle et que comme sentinelle il a fait tout son devoir.

– Pourquoi crois-tu qu’il ait fait tout son devoir? demanda K. Il ne l’a pas fait. Son devoir était peut-être d’éloigner les étrangers, mais il aurait dû laisser passer cet homme auquel l’entrée était destinée.

– Tu ne respectes pas assez l’Écriture, tu changes l’histoire, dit l’abbé. L’histoire contient, au sujet de l’entrée, deux importantes déclarations du gardien, l’une au début, l’autre à la fin. La première dit qu’il ne pouvait laisser entrer l’homme à ce moment, et l’autre: «Cette entrée n’était faite que pour toi.» S’il y avait une contradiction entre ces deux explications tu aurais peut-être raison, le gardien aurait trompé l’homme. Mais il n’y a pas de contradiction. La première explication annonce même la deuxième. On pourrait presque dire que le gardien outrepassait son devoir en permettant à l’homme d’envisager la possibilité de pénétrer plus tard. Il semble qu’à ce moment-là son devoir ait été simplement de refuser l’entrée à l’homme et, de fait, bien des exégètes s’étonnent que le gardien ait pu laisser passer une telle allusion, car il paraît aimer l’exactitude et fait scrupuleusement son devoir. Il veille de longues années sans abandonner son poste et ne ferme la porte que tout à fait à la fin; il a conscience de l’importance de sa mission, car il dit: «Je suis puissant», et il respecte ses supérieurs puisqu’il déclare: «Je ne suis que la dernière des sentinelles.» Il n’est pas bavard puisqu’il ne pose de longtemps que des questions indifférentes, comme dit le texte de l’Écriture; il n’est pas vénal puisqu’il dit quand il accepte des cadeaux: «Je ne les prends que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose»; il ne se laisse ni émouvoir ni irriter quand il s’agit de l’accomplissement de son devoir puisqu’il est dit de l’homme: «Il fatigue la sentinelle de ses prières»; enfin, son physique lui-même annonce un caractère pédant, car il a un grand nez pointu et une longue barbe rare et noire à la tartare. Peut-on trouver plus fidèle portier? Mais il est dans son caractère d’autres traits qui sont extrêmement favorables à celui qui demande l’entrée et qui nous expliquent en tout cas que le gardien ait pu outrepasser son devoir en laissant percer l’allusion dont je parlais au sujet des possibilités que l’homme du pays pouvait avoir plus tard de pénétrer au cœur de la Loi. On ne saurait nier en effet que ce portier ne soit un peu naïf et vaniteux – ce qui découle de naïf dans une certaine mesure. Quelque exactes que soient ses déclarations au sujet de sa puissance et de celle des autres gardiens, dont il dit qu’il ne pourrait lui-même soutenir la vue, quelque exactes, dis-je, que soient ces déclarations, le ton sur lequel il les fait montre que sa façon de voir est troublée par la naïveté et l’orgueil. Les glossateurs disent à ce propos qu’on peut à la fois comprendre une chose et se méprendre à son sujet. De toute façon on est forcé d’admettre que, si faiblement que se manifestent cet orgueil et cette naïveté, ils réduisent l’efficacité de la surveillance de l’entrée, il y a des trous dans le caractère du gardien. Il faut ajouter à cela que le portier semble être aimable par nature. Il ne reste pas toujours officiel. Il plaisante dès le début en invitant l’homme à entrer malgré la défense qu’il maintient, puis, au lieu de le renvoyer, il lui donne, dit-on, lui-même un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. La patience avec laquelle il souffre pendant des années les insistances de l’homme le montre accessible à la pitié, comme aussi les petites conversations qu’il engage, les présents qu’il accepte et la générosité avec laquelle il permet à l’homme de maudire à ses côtés la cruauté du hasard qu’il représente pourtant ici, lui le portier. Tous n’auraient pas agi ainsi. Et finalement ne s’abaisse-t-il pas vers l’homme sur un simple signe pour lui donner la possibilité de poser sa suprême question? On ne peut relever de traces d’impatience que dans les mots: «Tu es insatiable»; encore le portier sait-il qu’à ce moment tout est fini; bien des gens vont même plus loin et disent que cette parole exprime une sorte d’admiration amicale, bien qu’à vrai dire légèrement condescendante. De toute façon le personnage du gardien se présente tout autrement que tu ne le pensais.

– Tu connais mieux l’histoire que moi et depuis plus longtemps, dit K.

Puis ils se turent un instant, au bout duquel K. déclara:

«Tu penses donc que l’homme n’a pas été trompé?

– Ne te méprends pas à mes paroles, répondit l’abbé. Je me contente d’exposer les diverses thèses en présence. N’attache pas trop d’importance aux gloses. L’Écriture est immuable et les gloses ne sont souvent que l’expression du désespoir que les glossateurs en éprouvent. Dans le cas que nous considérons, il y a même des commentateurs qui voudraient que ce fût le gardien qui eût été trompé.

– Voilà qui va loin, dit K. Et comment le prouvent-ils?

– Cette affirmation, dit l’abbé, s’appuie sur la naïveté du portier. On dit qu’il ne connaît pas l’intérieur de la Loi, mais seulement le chemin qu’il fait devant la porte. Les glossateurs tiennent pour enfantine l’idée qu’il a de l’intérieur et pensent qu’il redoute lui-même ce dont il veut faire peur à l’homme; et qu’il le redoute même plus que l’homme, car celui-ci ne demande qu’à entrer, même quand on lui a parlé des terribles sentinelles, tandis que le gardien, lui, ne veut pas entrer du moins n’en est-il pas question. D’autres disent bien qu’il faut qu’il soit déjà entré, puisqu’il a été pris au service de la Loi et que l’engagement n’a pu se passer qu’à l’intérieur. Mais on a le droit de leur répondre qu’il peut aussi bien avoir été nommé de l’intérieur sans entrer et que de toute façon il ne saurait être allé bien loin puisqu’il ne peut déjà plus soutenir la vue de la troisième sentinelle. D’ailleurs, il n’est dit nulle part qu’au cours des nombreuses années pendant lesquelles l’homme attend, le portier raconte jamais quoi que ce soit de l’intérieur si l’on excepte sa réflexion au sujet des sentinelles. Il se pourrait évidemment qu’il lui fût défendu d’en parler, mais il n’en dit rien non plus. On conclut de tout cela qu’il ignore et l’apparence et l’importance de l’intérieur et qu’il se trompe à leur sujet. Et il se trompe aussi sur l’homme de la campagne, car il est inférieur à cet homme et il ne le sait pas. Qu’il le traite en inférieur, cela se voit à nombre de passages dont tu dois te souvenir encore. Mais qu’en réalité il lui soit inférieur, la thèse que je t’expose ici déclare que c’est tout aussi net. D’abord l’homme libre est supérieur à l’homme lié. Or, l’homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui plaît; il n’y a que l’entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore par une seule personne, celle du gardien. S’il s’assied à côté de la porte et passe sa vie à cet endroit, il le fait volontairement; l’histoire ne mentionne pas qu’il y ait jamais été contraint. Le gardien, par contre, est lié à son poste par son devoir; il n’a pas le droit de s’éloigner à l’extérieur, ni non plus, selon toute apparence, de pénétrer à l’intérieur, même s’il le veut. De plus, s’il est au service de la Loi, il ne la sert qu’en ce qui concerne cette entrée; il ne sert donc effectivement que pour cet homme auquel l’entrée est destinée, et c’est encore une raison de voir en lui son subalterne, Il faut admettre qu’il a dû faire son service inutilement bien des années – tout un âge d’homme pour ainsi dire – car il est dit qu’un homme vient, un homme mûr par conséquent, ce qui suppose que le gardien a dû attendre très longtemps avant de remplir son office, attendre, pour être précis, autant qu il a pu plaire à l’homme qui est venu quand il a voulu. Et il n’est pas jusqu’à la fin de sa faction qui ne dépende de cet homme puisqu’elle ne cesse qu’à la mort du visiteur; il lui reste donc subordonné jusqu’au bout. Or, le texte montre à chaque instant que le gardien semble ignorer tout cela. Les glossateurs n’y voient d’ailleurs rien de surprenant, car il se trompe, à leur avis, encore plus grossièrement sur un autre point, savoir sur son propre métier. Ne dit-il pas en effet à la fin: «Maintenant je pars et je ferme»? Mais il était dit au début que la porte de la Loi était ouverte comme toujours; or, si elle est ouverte «toujours», c’est-à-dire indépendamment de la durée de la vie de l’homme auquel elle est destinée, la sentinelle elle-même ne pourra pas la fermer. Ici les opinions divergent. D’aucuns disent que le gardien, en déclarant qu’il va fermer la porte, ne veut que donner une réponse, d’autres qu’il veut souligner son devoir, d’autres enfin qu’il cherche à plonger l’homme dans un dernier remords, dans un dernier regret. Mais un grand nombre de glossateurs sont d’accord pour affirmer qu’il ne pourra pas fermer la porte. Ils pensent même qu’à la fin tout au moins, la sentinelle reste inférieure en savoir à l’homme, car l’homme voit l’éclat qui brille à travers la porte de la Loi, alors que le gardien reste toujours le dos tourné à l’entrée en sa qualité de sentinelle et ne témoigne par aucune déclaration qu’il ait remarqué un changement.

– Voilà qui est bien fondé, dit K., qui avait suivi certains passages de l’explication de l’abbé en les répétant à mi-voix. Voilà qui est bien fondé, et je crois moi aussi maintenant que le gardien est dupe. Mais cela ne supprime pas ma première opinion qui coïncide même en partie avec celle que je viens d’acquérir. Peu importe en effet que le gardien voie clair ou non. Je disais que l’homme est trompé. Si le gardien voit clair, on pourrait en douter, mais s’il est trompé, l’homme aussi doit l’être à plus forte raison. Le gardien cesse dans ce cas d’être un trompeur, mais il apparaît si naïf qu’on devrait le chasser immédiatement. Songe en effet que si l’erreur où il se trouve ne lui nuit pas, elle est mille fois dangereuse pour l’homme.

– Tu touches ici à la thèse opposée, lui dit l’abbé. Certains commentateurs déclarent en effet que l’histoire ne donne à personne le droit de juger le portier. Quel qu’il nous apparaisse, il n’en reste pas, moins un serviteur de la Loi; il appartient donc à la Loi; il échappe donc au jugement humain. Et dans ce cas on doit cesser aussi de le croire inférieur à l’homme. Car le seul fait d’être lié par son service à une entrée – fût-ce une seule – de la Loi, le place incomparablement plus haut que l’homme qui vit dans le monde si librement que ce soit. C’est la première fois que l’homme vient à la Loi, le gardien, lui, s’y trouve déjà. C’est la Loi qui l’emploie; douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi.

– Je ne suis pas de cet avis, dit K. en hochant la tête. Car si on l’adopte, il faut croire tout ce que dit le gardien. Or, ce n’est pas possible, tu en as longuement exposé les raisons toi-même.

– Non, dit l’abbé, on n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire.

– Triste opinion, dit K., elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde [19]

K. termina sur cette observation, mais ce n’était pas son jugement définitif. Il était trop fatigué pour pouvoir approfondir jusque dans ses dernières conséquences toute la portée de cette histoire, et puis elle poussait sa pensée dans des voies inaccoutumées, elle l’incitait à des préoccupations fantastiques mieux faites pour être discutées par les gens de justice que par lui. L’histoire du début était devenue méconnaissable, il ne voulait plus que l’oublier; l’abbé le souffrit avec beaucoup de tact et accepta sa réflexion sans dire un mot, bien qu’elle ne concordât pas avec son propre sentiment.

Ils continuèrent un moment à se promener en silence; K. ne lâchait pas l’abbé d’un pas, car les ténèbres l’empêchaient de se diriger. La lampe qu’il portait à la main était éteinte depuis longtemps. Il vit scintiller un moment, juste en face de lui, la statue d’argent d’un grand saint qui rentra aussitôt dans l’ombre. Pour ne pas rester complètement seul avec l’abbé, il lui demanda:

«Ne sommes-nous pas arrivés tout près de l’entrée principale?

– Non, dit l’abbé, nous en sommes bien loin. Veux-tu déjà t’en aller?»

Bien que K. n’y eût pas pensé sur le moment, il dit aussitôt:

«Certainement; je suis obligé de partir. Je suis fondé de pouvoir d’une banque où l’on m’attend, je ne suis venu que pour montrer la cathédrale à l’un de nos clients étrangers.
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