10. Les erreurs

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10. Les erreurs

Les erreurs de mémoire ne se distinguent des oublis avec faux souvenir que par ce détail que les premières, loin d'être reconnues comme telles, trouvent créance. l' «emploi du mot «erreur» semble se rattacher encore à une autre condition. Nous parlons d'erreur, au lieu de parler de faux souvenir, lorsque dans les matériaux psychiques qu'on veut reproduire on tient à mettre l'accent sur leur réalité objective, c'est-à-dire lorsqu'on veut se souvenir d'autre chose que d'un fait de la vie psychique de la personne qui cherche à se souvenir, d'une chose pouvant être confirmée ou réfutée par le souvenir d'autres personnes. D'après cette définition, c'est l'ignorance qui serait le contraire d'une erreur de mémoire.

Dans mon livre Die Traumdeutung (1900; 3e édit., 1919), je me suis rendu coupable d'une foule d'erreurs portant sur des faits historiques et autres, erreurs qui m'ont frappé et étonné lorsque j'ai relu le livre après sa publication. Un examen un peu approfondi n'a pas tardé à me montrer que ces erreurs ne tenaient nullement à mon ignorance, que c'étaient des erreurs de mémoire facilement explicables par l'analyse.

a) Page 266, je donne la ville de Marburg, dont le nom se retrouve en Styrie, comme étant la ville natale de Schiller. Je retrouve la cause de cette erreur dans l'analyse d'un rêve que j'ai fait au cours d'un voyage de nuit et dont j'ai été brusquement tiré par le conducteur annonçant la station Marburg. Dans ce rêve, il était question d'un livre de Schiller. Or, Schiller est né, non dans la ville universitaire de Marburg, mais dans la ville souabe Marbach. Cela, je l'affirme, je l'ai toujours su.

b) Page 135, je donne au père d'Hannibal le nom d'Hasdrubal. Cette erreur, qui m'a été particulièrement désagréable, ne m'a d'ailleurs que confirmé dans la conception que je me suis faite des erreurs de ce genre. Peu de lecteurs de mon livre étaient mieux au courant de l'histoire des Barkides que moi qui ai commis cette erreur et l'ai laissée passer dans trois épreuves. Le père d'Hannibal s'appelait Hamilcar Barkas; quant à Hasdrubal, c'était le nom du frère d'Hannibal, ainsi d'ailleurs que celui de son beau-frère et prédécesseur au commandement.

c) Pages 177 et 370, j'affirme que Zeus a émasculé et renversé du trône son père Kronos. J'ai, par erreur, fait avancer cette horreur d'une génération: la mythologie grecque l'attribue à Kronos à l'égard de son père Ouranos [87].

Comment se fait-il que ma mémoire se soit trouvée en défaut sur ces points, alors que (et j'espère que mes lecteurs ne me démentiront pas) j'y retrouve habituellement sans difficulté les matériaux les plus éloignés et les moins usités? Et comment se fait-il encore que, malgré trois corrections d'épreuves, ces erreurs m'aient échappé, comme si j'avais été frappé de cécité?

Goethe a dit de Lichtenberg: «dans chacun de ses traits d'esprit il y a un problème caché». On peut en dire autant des passages cités de mon livre: derrière chaque erreur, il y a quelque chose de refoulé ou, plus exactement, une absence de sincérité, une déformation reposant sur des choses refoulées. En analysant les rêves rapportés dans ces passages, j'ai été obligé, par la nature même des sujets auxquels se rapportaient les idées du rêve, d'interrompre à un moment donné l'analyse avant qu'elle fût achevée, et aussi d'atténuer par une légère déformation le relief de tel ou tel autre détail indiscret. Je ne pouvais pas faire autrement et n'avais pas d'autre choix, si je voulais en général citer des exemples et des preuves; je me trouvais dans une situation difficile, découlant de la nature même des rêves, qui consiste à exprimer ce qui est refoulé, c'est-à-dire inaccessible à la conscience. J'ai dû cependant laisser pas mal de choses susceptibles de choquer les âmes sensibles. Or, la déformation ou la suppression de certaines idées qui m'étaient connues et qui étaient en plein développement ne s'est pas effectuée sans qu'il restât des traces de ces idées. Ce que j'ai voulu supprimer s'est souvent glissé à mon insu dans ce que j'ai maintenu et s'y est manifesté sous la forme d'une erreur. Dans les trois exemples cités plus haut il s'agit d'ailleurs du même sujet: les erreurs sont des produits d'idées refoulées se rapportant à mon père décédé.

Reprenons ces erreurs:

a) Si vous relisez le rêve analysé page 266 de mon ouvrage Die Traumdeutung , vous constaterez soit directement, soit à travers certaines allusions, que j'ai interrompu mon exposé parce que j'allais aborder des idées qui auraient pu contenir une critique inamicale à l'égard de mon père. En poursuivant cette série d'idées et de souvenirs, je retrouve une histoire désagréable dans laquelle des livres jouent un certain rôle, et j'y retrouve un ami et associé de mon père qui s'appelait Marburg, c'est-à-dire du nom même de la station dont l'annonce par le conducteur du train avait interrompu mon sommeil. Au cours de mon analyse, j'ai voulu dissimuler ce M. Marburg à moi-même et à mes lecteurs; mais il s'est vengé, en se faufilant là où il n'était pas à sa place et il a transformé de Marbach en Marburg le nom de la vie natale de Schiller.

b) L'erreur qui m'a fait dire Hasdrubal au lieu de Hamilcar, c'est-à-dire qui m'a fait mettre le nom du frère à la place de celui du père, se rattache à un ensemble d'idées où il s'agit de l'enthousiasme pour Hannibal que j'avais éprouvé étant encore jeune lycéen et du mécontentement que m'inspirait l'attitude de mon père à l'égard des «ennemis de notre peuple». J'aurais pu laisser se dérouler les idées et raconter comment mon attitude à l'égard de mon père s'est modifiée à la suite d'un voyage en Angleterre, où j'ai fait la connaissance de mon demi-frère, le fils que mon père avait eu d'un premier mariage. Mon demi-frère a un fils qui me ressemble; je pouvais donc, sans aucune invraisemblance, envisager les conséquences de l'éventualité où j'aurais été le fils, non de mon père, mais de mon frère. C'est à l'endroit même où j'ai interrompu mon analyse que ces fantaisies ont faussé mon texte, en me faisant mettre le nom du frère à la place de celui du père.

c) C'est encore sous l'influence de ce souvenir de mon frère que je pense avoir commis l'erreur consistant à faire avancer d'une génération l'horreur mythologique de l'Olympe grec. Des conseils que m'avait donnés mon frère, il en est un qui est resté très longtemps dans ma mémoire: «En ce qui concerne ta conduite dans la vie, me disait-il, il est une chose que tu ne dois pas oublier: tu appartiens, non à la deuxième, mais à la troisième génération, à partir de celle de notre père.» Notre père s'est d'ailleurs remarié plus tard pour la troisième fois, alors que ses enfants du deuxième mariage étaient déjà assez avancés en âge. Je commets l'erreur c) à l'endroit précis de mon livre où je parle du respect que les enfants doivent à leurs parents.

Il est aussi arrivé plus d'une fois que des amis et des patients dont je publiais les rêves ou auxquels je faisais allusion dans mes analyses de rêves, aient attiré mon attention sur les inexactitudes qui s'étaient glissées dans mon récit portant sur tel ou tel fait que nous avions discuté ensemble. Dans ces cas encore, il s'agissait d'erreurs historiques. Ayant, après rectification, examiné à nouveau tous les cas qui m'ont été signalés à ce point de vue, j'ai pu m'assurer que mes souvenirs portant sur des faits concrets ne se sont trouvés en défaut que là où j'ai cru devoir déformer ou dissimuler quelque chose au cours de l'analyse. Donc, ici encore il s'agissait d'une erreur passée inaperçue et constituant comme une revanche pour un refoulement ou une suppression intentionnels.

De ces erreurs issues du refoulement, il faut distinguer nettement celles qui reposent sur une ignorance réelle. Ce fut, par exemple, par ignorance que me trouvant un jour en excursion en Wachau, dans le village d'Emmersdorf, je croyais fouler le sol du pays natal du révolutionnaire Fischhof. Il n'y a entre les deux villages qu'une identité de nom; Emmersdorf, village natal de Fischhof, se trouve en Corinthie. Mais je l'ignorais.

Voici encore une erreur instructive et qui me fait honte, un exemple, pour ainsi dire, d'ignorance temporaire. Un patient me prie un jour de lui prêter les deux livres sur Venise que je lui avais promis et qu'il voulait consulter avant de partir en voyage pour les vacances de Pâques. «Je les ai préparés», lui répondis-je et je me rendis dans la pièce voisine où se trouvait ma bibliothèque. Mais, en réalité, j'avais totalement oublié de préparer ces livres, car je n'approuvais pas tout à fait le voyage de mon malade, dans lequel je voyais une interruption inutile du traitement et un préjudice matériel pour moi. Je jette un rapide coup d'œil sur ma bibliothèque, à la recherche des deux livres que j'avais promis à mon malade. L'un s'appelle Venise centre artistique. Le voici. Mais je dois avoir encore un ouvrage historique sur Venise, faisant partie de la même collection. En effet, le voici à son tour: Les Médicis. J'apporte les deux livres à mon malade, mais m'aperçois aussitôt, à ma honte, de mon erreur. Je n'ignorais pas que les Médicis n'avaient rien à voir avec Venise; mais au moment où j'enlevais ce dernier livre du rayon de la bibliothèque, je ne pensais pas du tout qu'un ouvrage sur les Médicis n'avait rien à apprendre à quelqu'un qui s'intéressait à Venise. Or, il fallait être franc; ayant si souvent reproché à mon malade ses propres actes symptomatiques, je ne pouvais sauver mon autorité qu'en usant de sincérité et en lui avouant sans ambages les motifs cachés de mes préventions contre son voyage.

On est étonné de constater que le penchant à la vérité est beaucoup plus fort qu'on n'est porté à le croire. Il faut peut-être voir une conséquence de mes recherches psychanalytiques dans le fait que je suis devenu presque incapable de mentir. Toutes les fois où j'essaie de déformer un fait, je commets une erreur ou un autre acte manqué qui, comme dans ce dernier exemple et dans les exemples précédents, révèle mon manque de sincérité.

Le mécanisme de l'erreur est beaucoup plus lâche que celui de tous les autres actes manqués; je veux dire par là que, d'une façon générale, une erreur se produit lorsque l'activité physique correspondante doit lutter contre une influence perturbatrice, sans que toutefois le genre de l'erreur soit déterminé par la qualité de l'idée perturbatrice dissimulée dans les profondeurs du domaine psychique. J'ajouterai cependant qu'on observe le même état de choses dans beaucoup de cas de lapsus linguae et de lapsus calami. Toutes les fois où nous commettons l'un ou l'autre de ces lapsus, nous devons conclure à un trouble produit par des processus psychiques qui échappent à nos intentions, mais nous devons aussi admettre que le lapsus de la parole ou de l'écriture obéit souvent aux lois de la ressemblance, ou correspond au désir de la commodité ou de la rapidité, sans que l'auteur du lapsus réussisse à trahir dans l'erreur commise tel ou tel trait de son caractère. C'est la plasticité du langage qui permet la détermination de l'erreur et impose des limites à celle-ci.

Pour ne pas parler uniquement de mes erreurs personnelles, je vais citer encore quelques exemples qui auraient pu tout aussi bien figurer sous la rubrique des lapsus de la parole ou des méprises (ce qui n'a d'ailleurs aucune importance, étant donné l'équivalence qui existe entre toutes ces variétés d'actes manqués).

a) J'avais interdit à l'un de mes malades, qui était décidé à rompre avec sa maîtresse, de communiquer téléphoniquement avec elle, toute conversation ne pouvant que rendre difficile la lutte contre l'habitude qu'il avait contractée à son égard. Je lui conseille de lui faire connaître sa dernière décision par lettre, malgré la difficulté de lui faire parvenir celle-ci. À une heure de l'après-midi, il vient me voir pour m'annoncer qu'il a trouvé un moyen de tourner cette difficulté, et il me demande en passant s'il peut invoquer mon autorité médicale. Vers deux heures, occupé à rédiger la lettre de rupture, il s'interrompt brusquement et dit à sa mère qui se trouvait à côté de lui: «Et dire que j'ai oublié de demander au professeur si je dois le nommer.» Il court aussitôt au téléphone, demande la communication et téléphone: «Puis-je voir M. le professeur après le dîner?» – «Es-tu fou, Adolphe?» lui répond, sur un ton d'étonnement, la voix même que, sur mon conseil, il ne devait plus entendre. Il s'était tout simplement «trompé» et avait demandé le numéro de téléphone de sa maîtresse, au lieu du mien.

b) Une jeune femme se propose de faire une visite à une de ses amies récemment mariée, habitant la Habsburgerstrasse. Elle parle de cette visite pendant le repas, mais dit par erreur qu'elle doit aller Babenbergerstrasse. D'autres personnes se trouvant à table attirent en riant son attention sur l'erreur (ou, si l'on préfère, sur le lapsus), qu'elle a commise sans s'en apercevoir. Deux jours auparavant, en effet, la République avait été proclamée à Vienne, le drapeau noir et jaune avait disparu, pour céder la place aux couleurs de la vieille Marche de l'Est: rouge-blanc- ouge; les Habsbourg étaient renversés. La dame en question n'a fait, à son tour, qu'éliminer les Habsbourg de la rue qui portait encore leur nom. Il existe d'ailleurs à Vienne une BabenbergerSTRASSE, très connue; mais c'est une «avenue», et non une «rue».

c) Au cours d'un voyage de vacances, un instituteur, jeune homme très pauvre, mais présentant bien, fait la cour à la fille d'un propriétaire de villa habitant pendant l'hiver la capitale et finit par lui inspirer un amour tel qu'elle réussit à arracher à ses parents le consentement au mariage, malgré les différences de situation sociale et de race. Un jour, l'instituteur écrit à son frère une lettre dans laquelle il dit: «La jeune fille n'est pas jolie, mais très gentille, et sous ce rapport il n'y aurait rien à dire. Mais me déciderai-je à épouser une Juive? – c'est ce que je ne puis te dire encore.» Cette lettre tombe entre les mains de la fiancée et met fin à l'idylle, tandis que le frère reçoit en même temps une lettre dont le contenu ne manque pas de l'étonner, car c'était une véritable déclaration d'amour. Celui qui m'a raconté cette histoire m'assurait qu'il s'agissait bien d'une erreur, et non d'une ruse intentionnelle. – Je connais encore un autre cas où une dame, mécontente de son médecin et n'osant pas le lui dire directement, a cependant atteint son but, grâce à une interversion de lettres; ici, du moins, je puis garantir que c'est par erreur, et non par ruse consciente, que la dame a eu recours à ce procédé classique du vaudeville.

d) M. Brill raconte le cas d'une dame qui, voulant lui demander des nouvelles d'une amie commune, désigne celle-ci par erreur par son nom de jeune fille. Son attention ayant été attirée sur cette erreur, elle dut convenir qu'elle ne supportait pas le mari de son amie, dont elle n'avait jamais approuvé le mariage.
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