5. Les lapsus (1)

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5. Les lapsus

Si les matériaux usuels de nos discours et de nos conversations dans notre langue maternelle semblent préservés contre l'oubli, leur emploi en est d'autant plus fréquemment sujet à un autre trouble, connu sous le nom de lapsus . Les lapsus observés chez l'homme normal apparaissent comme une sorte de phase préliminaire des «paraphasies» qui se produisent dans des conditions pathologiques.

Je me trouve, en ce qui concerne l'étude de cette question, dans une situation exceptionnelle, étant donné que je puis m'appuyer sur un travail que Meringer et C. Mayer (dont les points de vue s'écartent cependant beaucoup des miens) ont publié en 1895, sur les Lapsus et erreurs de lecture. L'un des auteurs, auquel appartient le rôle principal dans la composition de ce travail, est notamment linguiste et a été conduit par des considérations linguistiques à examiner les règles auxquelles obéissent les lapsus. Il espérait pouvoir conclure de ces règles à l'existence d'un «certain mécanisme psychique rattachant et associant les uns aux autres, d'une façon tout à fait particulière, les sons d'un mot, d'une proposition, voire les mots eux-mêmes» (p. 10).

Les auteurs commencent par classer les exemples de «lapsus» qu'ils ont réunis, d'après des points de vue purement descriptifs: interversions (par exemple: la Milo de Vénus, au lieu de la Vénus de Milo); anticipations et empiétements d'un mot ou partie d'un mot sur le mot qui le précède (Vorklang) (exemple: es war mir auf der Schwest… auf der Brust so schwer; le sujet voulait dire: «j'avais un tel poids sur la poitrine»; mais dans cette phrase, le mot schwer – lourd - avait empiété en partie sur le mot antécédent Brust – poitrine); postpositions, prolongation super, que d'un mot (Nachklang) (exemple: ich fordere sie auf, auf das Wohl unseres Chefs AUFzustossen; je vous invite à démolir la prospérité de notre chef, au lieu de: boire – stossen – à la prospérité de notre chef); contaminations (exemple: er setzt sich auf den Hinterkopf [il s'asseoit sur la nuque], cette phrase étant résultée de la fusion, par contamination, des deux phrases suivantes: er setzt sich einen Kopf auf [il redresse la tête] et: er stellt sich auf die Hinterbeine [il se dresse sur ses pattes de derrière]); substitutions (exemple: ich gebe die Präparate in den Briefkasten [je mets les préparations dans la boîte aux lettres], au lieu de: in den Brütkasten [dans le four à incubation]). À ces catégories les auteurs en ajoutent quelques autres, moins importantes (et, pour nous, moins significatives). Dans leur classification, ils ne tiennent aucun compte du fait de savoir si la déformation, le déplacement, la fusion, etc. portent sur les sons d'un mot, sur ses syllabes ou sur les mots d'une phrase.

Pour expliquer les variétés de lapsus qu'il a observées, Meringer postule que les différents sons du langage possèdent une valeur psychique différente. Au moment même où nous innervons le premier son d'un mot, le premier mot d'une phrase, le processus d'excitation se dirige vers les sons suivants, vers les mots suivants, et ces innervations simultanées, concomittantes, empiétant les unes sur les autres, impriment les unes aux autres des modifications et des déformations. L'excitation d'un son ayant une intensité psychique plus grande devance le processus d'innervation moins important ou persiste après ce processus, en le troublant ainsi, soit par anticipation, soit rétroactivement. Il s'agit donc de rechercher quels sont les sons les plus importants d'un mot. Meringer pense que «si l'on veut savoir quel est dans un mot le son qui possède l'intensité la plus grande, on n'a qu'à s'observer soi-même pendant qu'on cherche un mot oublié, un nom, par exemple. Le premier son qu'on retrouve est toujours celui qui, avant l'oubli, avait l'intensité la plus grande (p. 160)… Les «sons les plus importants sont donc le son initial de la syllabe radicale, le commencement du mot et la ou les voyelles sur lesquelles porte l'accent» (p. 162).

Ici je dois élever une objection. Que le son initial d'un nom constitue ou non un de ses éléments essentiels, il n'est pas exact de prétendre qu'en cas d'oubli il soit le premier qui se présente à la conscience; la règle énoncée par Meringer est donc sans valeur. Lorsqu'on s'observe pendant qu'on cherche un nom oublié, on croit souvent pouvoir affirmer que ce nom commence par une certaine lettre. Mais cette affirmation se révèle inexacte dans la moitié des cas. Je prétends même qu'on annonce le plus souvent un son initial faux. Dans notre exemple Signorelli, on ne retrouvait, dans les noms de substitution, ni le son initial, ni les syllabes essentielles; seules les deux syllabes les moins essentielles, elli, se trouvaient reproduites dans le nom de substitution Botticelli. Pour prouver combien peu les noms de substitution respectent le son initial du nom oublié, nous citerons l'exemple suivant: un jour, je me trouve incapable de me souvenir du nom du petit pays dont Monte-Carlo est l'endroit le plus connu. Les noms de substitution qui se présentent sont: Piémont, Albanie, Montevideo, Colico. Albanie est aussitôt remplacé par Montenegro, et je m'aperçois alors que la syllabe Mont existe dans tous les noms de substitution, à l'exception du dernier. Il me devient facile de retrouver, en partant du nom du prince Albert, celui du pays oublié: Monaco. Quant au nom Colico, il imite à peu de chose près la succession des syllabes et le rythme du nom oublié.

Si l'on admet qu'un mécanisme analogue à celui de l'oubli de noms peut présider aussi aux phénomènes du lapsus, l'explication de ces derniers devient facile. Le trouble de la parole qui se manifeste par un lapsus peut, en premier lieu, être occasionné par l'action, anticipée ou rétroactive, d'une autre partie du discours ou par une autre idée contenue dans la phrase ou dans l'ensemble de propositions qu'on veut énoncer: à cette catégorie appartiennent tous les exemples cités plus haut et empruntés à Meringer et Mayer; mais, en deuxième lieu, le trouble peut se produire d'une manière analogue à celle dont s'est produit l'oubli, par exemple, dans le cas Signorelli; ou, en d'autres termes, le trouble peut être consécutif à des influences extérieures au mot, à la phrase, à l'ensemble du discours, il peut être occasionné par des éléments qu'on n'a nullement l'intention d'énoncer et dont l'action se manifeste à la conscience par le trouble lui-même. Ce qui est commun aux deux catégories, c'est la simultanéité de l'excitation de deux éléments; mais elles diffèrent l'une de l'autre, selon que l'élément perturbateur se trouve à l'intérieur ou à l'extérieur du mot, de la phrase ou du discours qu'on prononce. La différence ne paraît pas suffisante, et il semble qu'il n'y ait pas lieu d'en tenir compte pour tirer certaines déductions de la symptomatologie des lapsus. Il est cependant évident que seuls les cas de la première catégorie autorisent à conclure à l'existence d'un mécanisme qui, reliant entre eux sons et mots, rend possible l'action perturbatrice des uns sur les autres; c'est, pour ainsi dire, la conclusion qui se dégage de l'étude purement linguistique des lapsus. Mais dans les cas où le trouble est occasionné par un élément extérieur à la phrase ou au discours qu'on est en train de prononcer, il s'agit avant tout de rechercher cet élément, et la question qui se pose alors est de savoir si le mécanisme d'un tel trouble peut nous révéler, lui aussi, les lois présumées de la formation du langage.

Il serait injuste de dire que Meringer et Mayer n'ont pas discerné la possibilité de troubles de la parole, à la suite d' «influences psychiques complexes», par des éléments extérieurs au mot, à la proposition ou au discours qu'on a l'intention de prononcer. Ils ne pouvaient pas ne pas constater que la théorie qui attribue aux sons une valeur psychique inégale ne s'appliquait, rigoureusement parlant, qu'à l'explication de troubles tonaux, ainsi qu'aux anticipations et aux actions rétroactives. Mais là où les troubles subis par les mots ne se laissent pas réduire à des troubles tonaux (ce qui est, par exemple, le cas des substitutions et des contaminations de mots), ils ont, eux aussi, cherché sans parti-pris la cause du lapsus en dehors du discours voulu et ils ont illustré cette dernière situation à l'aide de très beaux exemples. Je cite le passage suivant:

(P. 62). «Ru. parle de procédés qu'il qualifie de «cochonneries» (Schweinereien). Mais il cherche à s'exprimer sous une forme atténuée et commence: «Dann sind aber Tatsachen zum Vorschwein gekommen». Or, il voulait dire: «Dann sind aber Tatsachen zurn Vorschein gekommen» «(Des faits se sont alors révélés…»). Mayer et moi étions présents, et Ru. confirma qu'en prononçant cette dernière phrase il pensait aux «cochonneries». La ressemblance existant entre «Vorschein» et «Schweinereien» explique suffisamment l'action de celui-ci sur celui-là, et la déformation qu'il lui a fait subir.»

(P. 73). «Comme dans les contaminations et, probablement, dans une mesure plus grande encore, les images verbales«flottantes» ou «nomades» jouent dans les substitutions un rôle important. Bien que situées au-dessous du seuil de la conscience, elles n'en sont pas moins assez proches pour pouvoir agir efficacement; s'introduisant dans une phrase à la faveur de leur ressemblance avec un élément de cette dernière, elles déterminent une déviation ou s'entrecroisent avec la succession des mots. Les images verbales «flottantes» ou «nomades» sont souvent, ainsi que nous l'avons dit, les restes non encore éteints de discours récemment terminés (action rétroactive)».

(P. 97). «Une déviation par suite d'une ressemblance est rendue possible par l'existence, au-dessous du seuil de la conscience, d'un mot analogue, qui n'était pas destiné à être prononcé. C'est ce qui arrive dans les substitutions. J'espère qu'une vérification ultérieure ne pourra que confirmer les règles que j'ai formulées. Mais pour cela il est nécessaire qu'on soit bien fixé, lorsqu'un autre parle, sur tout ce à quoi il a pensé en parlant [19]. Voici à ce propos un cas instructif. M. Li., parlant d'une femme et voulant dire qu'elle lui ferait peur «(sie würde mir Furcht einjagen»), emploie, au lieu du mot einjagen, celui de einlagen, qui a une signification tout autre. Cette substitution de la lettre l à la lettre j me paraît inexplicable. Je me permets d'attirer sur cette erreur l'attention de M. Li. qui me répond aussitôt «Mon erreur provient de ce qu'en parlant je pensais je ne serais pas en état, etc.» (… ich wäre nicht in der Lage…)».

«Autre cas. Je demande à R. v. S. comment va son cheval malade. Il répond: «Ja, das draut [20] dauert vielleicht noch einen Monat» «(Cela va peut-être durer encore un mois»). Le mot «draut», avec un r, me paraît inexplicable, la lettre r du mot correct dauert n'ayant pas pu produire un effet pareil. J'attire sur ce fait l'attention de R. v. S. qui m'explique aussitôt qu'en parlant il pensait: «C'est une triste histoire» (das ist eine traurige Geschichte). Il avait donc pensé à deux réponses qui se sont fondues en une seule par l'intermédiaire de deux mots (draut provenant de la fusion de dauert et de traurig)».

Par sa théorie des images verbales «nomades», qui sont situées au-dessous du seuil de la conscience et qui ne sont pas destinées à être formulées en paroles, et par son insistance sur la nécessité de rechercher tout ce à quoi le sujet pense pendant qu'il parle, la conception de Meringer et Mayer se rapproche singulièrement, il est facile de s'en rendre compte, de notre conception psychanalytique. Nous recherchons, nous aussi, des matériaux inconscients, et de la même manière, à cette seule différence près que nous prenons un détour plus long, puisque nous n'arrivons à la découverte de l'élément perturbateur qu'à travers une chaîne d'associations complexe, en partant des idées qui viennent à l'esprit du sujet lorsque nous l'interrogeons.

Je m'arrête un instant à une autre particularité intéressante, dont les exemples de Meringer nous apportent d'ailleurs la preuve! D'après l'auteur lui-même, ce qui permet à un mot, qu'on n'avait pas l'intention de prononcer, de s'imposer à la conscience par une déformation, une formation mixte, une formation de compromis (contamination), c'est sa ressemblance avec un mot de la phrase qu'on est en train de formuler: lagen-jagen; dauert-traurig; Vorschein-Schwein.

Or, dans mon livre sur la Science des rêves [21], j'ai précisément montré la part qui revient au travail de condensation dans la formation de ce qu'on appelle le contenu manifeste des rêves, à partir des idées latentes des rêves. Une ressemblance entre les choses ou entre les représentations verbales de deux éléments des matériaux inconscients, fournit le prétexte à la formation d'une troisième représentation, mixte ou de compromis, qui remplace dans le contenu du rêve les deux éléments dont elle se compose et qui, par suite de cette origine, se présente souvent pourvue de propriétés contradictoires. La formation de substitutions et de contaminations dans les lapsus constituerait ainsi le commencement, pour ainsi dire, de ce travail de condensation qui joue un rôle si important dans la formation des rêves.

Dans un article destiné au grand public (Neue Freie Presse, 23 août 1900):4 «Comment on commet un lapsus», Meringer fait ressortir la signification pratique que possèdent dans certains cas les substitutions de mots, celles notamment où un mot est remplacé par un autre, d'un sens opposé. «On se rappelle encore la manière dont le président de la Chambre des Députés autrichienne a, un jour, ouvert la séance: «Messieurs, dit-il, je constate la présence de tant de députés et déclare, par conséquent, la séance close.» L'hilarité générale que provoqua cette déclaration fit qu'il s'aperçut aussitôt de son erreur et qu'il la corrigea. L'explication la plus plausible dans ce cas serait la suivante: dans son for intérieur, le président souhaitait pouvoir enfin clore cette séance dont il n'attendait rien de bon; aussi l'idée correspondant à ce souhait a-t-elle trouvé, cela arrive fréquemment, une expression tout au moins partielle dans sa déclaration, en lui faisant dire «close», au lieu de «ouverte», c'est-à-dire exactement le contraire de ce qui était dans ses intentions. De nombreuses observations m'ont montré que ce remplacement d'un mot par son contraire est un phénomène très fréquent. Étroitement associés dans notre conscience verbale, situés dans des régions très voisines, les mots opposés s'évoquent réciproquement avec une grande facilité.


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