La métamorphose (4)

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À peine fut-il à l’intérieur de sa chambre que la porte en fut précipitamment claquée et fermée à double tour. Ce bruit inopiné derrière lui fit une telle peur à Gregor que ses petites pattes cédèrent sous lui. C’était sa sœur qui s’était ainsi précipitée. Elle s’était tenue debout à l’avance et avait attendu, puis elle avait bondi sur la pointe des pieds, Gregor ne l’avait pas du tout entendu venir, et tout en tournant la clé dans la serrure elle lança à ses parents un «Enfin!»

«Et maintenant?» se demanda Gregor en regardant autour de lui dans l’obscurité. Il découvrit bientôt qu’à présent il ne pouvait plus bouger du tout. Il n’en fut pas surpris; c’était bien plutôt d’avoir pu jusque-là se propulser effectivement sur ces petites pattes grêles qui lui paraissait peu naturel. Au demeurant, il éprouvait un relatif bien-être.

Il avait certes des douleurs dans tout le corps, mais il avait l’impression qu’elles devenaient peu à peu de plus en plus faibles, et qu’elles finiraient par passer tout à fait. La pomme pourrie dans son dos et la région enflammée tout autour sous leur couche de poussière molle, ne se sentaient déjà plus guère. Il repensa à sa famille avec attendrissement et amour. L’idée qu’il devait disparaître était encore plus ancrée, si c’était possible, chez lui que chez sa sœur. Il demeura dans cet état de songerie creuse et paisible jusqu’au moment où trois heures du matin sonnèrent au clocher. Il vit encore la clarté qui commençait de se répandre devant la fenêtre, au-dehors. Puis, malgré lui, sa tête retomba tout à fait, et ses narines laissèrent s’échapper faiblement son dernier souffle.

Quand, de bon matin, la femme de ménage arriva – à force d’énergie et de diligence, quoiqu’on l’eût souvent priée de s’en abstenir, elle faisait claquer si fort toutes les portes que, dans tout l’appartement, il n’était plus possible de dormir tranquille dès qu’elle était là -, et qu’elle fit à Gregor sa brève visite habituelle, elle ne lui trouva tout d’abord rien de particulier. Elle pensa que c’était exprès qu’il restait ainsi sans bouger, et qu’il faisait la tête; elle était convaincue qu’il était fort intelligent. Comme il se trouvait qu’elle tenait à la main le grand balai, elle s’en servit pour essayer de chatouiller Gregor depuis la porte. Comme cela ne donnait rien non plus, elle en fut agacée et lui donna une petite bourrade, et ce n’est que quand elle l’eut poussé et déplacé sans rencontrer de résistance qu’elle commença à tiquer. Ayant bientôt vu de quoi il retournait, elle ouvrit de grands yeux, siffla entre ses dents, mais sans plus tarder alla ouvrir d’un grand coup la porte de la chambre à coucher et cria dans l’obscurité, d’une voix forte: «Venez un peu voir ça, il est crevé; il est là-bas par terre, tout ce qu’il y a de plus crevé!» Le couple Samsa était assis bien droit dans son lit et avait du mal à surmonter la frayeur que lui avait causée la femme de ménage, avant même de saisir la nouvelle annoncée. Ensuite, M. et Mme Samsa, chacun de son côté, sortirent du lit, M. Samsa se jeta la couverture sur les épaules, Mme Samsa apparut en simple chemise de nuit; c’est dans cette tenue qu’ils entrèrent chez Gregor. Pendant ce temps s’était aussi ouverte la porte de la salle de séjour, où Grete dormait depuis l’installation des sous-locataires; elle était habillée de pied en cap, comme si elle n’avait pas dormi, la pâleur de son visage semblait le confirmer «Mort?» dit Mme Samsa en levant vers la femme de ménage un regard interrogateur, bien qu’elle pût s’en assurer elle-même, et même le voir sans avoir besoin de s’en assurer «Je pense bien», dit la femme de ménage, et pour bien le montrer elle poussa encore le cadavre de Gregor d’un grand coup de balai sur le côté. Mme Samsa eut un mouvement pour retenir le balai, mais elle n’en fit rien. «Eh bien, dit M. Samsa, nous pouvons maintenant rendre grâces à Dieu.» Il se signa, et les trois femmes suivirent son exemple. Grete, qui ne quittait pas des yeux le cadavre, dit: «Voyez comme il était maigre. Cela faisait d’ailleurs bien longtemps qu’il ne mangeait rien. Les plats repartaient tels qu’ils étaient arrivés.» De fait, le corps de Gregor était complètement plat et sec, on ne s’en rendait bien compte que maintenant, parce qu’il n’était plus rehaussé par les petites pattes et que rien d’autre ne détournait le regard.

«Grete, viens donc un moment dans notre chambre», dit Mme Samsa avec un sourire mélancolique, et Grete, non sans se retourner encore vers le cadavre, suivit ses parents dans la chambre à coucher La femme de ménage referma la porte et ouvrit en grand la fenêtre. Bien qu’il fût tôt dans la matinée, l’air frais était déjà mêlé d’un peu de tiédeur. C’est qu’on était déjà fin mars.

Les trois sous-locataires sortirent de leur chambre et, d’un air étonné, cherchèrent des yeux leur petit déjeuner; on les avait oubliés. «Où est le déjeuner?» demanda d’un ton rogue à la femme de ménage celui des messieurs qui était toujours au milieu. Mais elle mit le doigt sur ses lèvres et, sans dire mot, invita par des signes pressants ces messieurs à pénétrer dans la chambre de Gregor. Ils y allèrent et, les mains dans les poches de leurs vestons quelque peu élimés, firent cercle autour du cadavre de Gregor, dans la pièce maintenant tout à fait claire.

Alors, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit et M. Samsa fit son apparition, en tenue, avec sa femme à un bras et sa fille à l’autre. On voyait que tous trois avaient pleuré; Grete appuyait par instants son visage contre le bras de son père.

«Quittez immédiatement mon appartement», dit M. Samsa en montrant la porte, sans pourtant lâcher les deux femmes. «Qu’est-ce que ça signifie?» dit le monsieur du milieu, un peu décontenancé, et il eut un sourire doucereux. Les deux autres avaient les mains croisées derrière le dos et ne cessaient de les frotter l’une contre l’autre, comme s’ils se régalaient d’avance d’une grande altercation, mais qui ne pouvait que tourner à leur avantage. «Cela signifie exactement ce que je viens de dire», répondit M. Samsa et, son escorte féminine et lui restant sur un seul rang, il marcha vers le monsieur. Celui-ci commença par rester là sans rien dire en regardant à terre, comme si dans sa tête les choses se remettaient dans un autre ordre. «Eh bien, donc, nous partons», dit-il ensuite en relevant les yeux vers M. Samsa, comme si, dans un brusque accès d’humilité, il quêtait derechef son approbation même pour cette décision-là. M. Samsa se contenta d’opiner plusieurs fois brièvement de la tête, en ouvrant grands les yeux. Sur quoi, effectivement, le monsieur gagna aussitôt à grands pas l’antichambre; ses deux amis, qui depuis déjà un petit moment avaient les mains tranquilles et l’oreille aux aguets, sautillèrent carrément sur ses talons, comme craignant que M. Samsa les précédât dans l’anti-chambre et compromît le contact entre leur chef et eux.

Dans l’antichambre, ils prirent tous trois leur chapeau au porte-manteau, tirèrent leur canne du porte-parapluies, s’inclinèrent en silence et quittèrent l’appartement. Animé d’une méfiance qui se révéla sans aucun fondement,

M. Samsa s’avança sur le palier avec les deux femmes; penchés sur la rampe, ils regardèrent les trois messieurs descendre, lentement certes, mais sans s’arrêter le long escalier et les virent à chaque étage disparaître dans une certaine courbe de la cage pour en resurgir au bout de quelques instants; plus ils descendaient, plus s’amenuisait l’intérêt que leur portait la famille Samsa; et quand ils croisèrent un garçon boucher qui, portant fièrement son panier sur la tête, s’éleva rapidement bien au-dessus d’eux,

M. Samsa ne tarda pas à s’écarter de la rampe avec les deux femmes, et ils rentrèrent tous dans leur appartement avec une sorte de soulagement.

Ils décidèrent de consacrer la journée au repos et à la promenade; non seulement ils avaient mérité ce petit congé, mais ils en avaient même absolument besoin. Ils se mirent donc à la table et écrivirent trois lettres d’excuses,

M. Samsa à sa direction, Mme Samsa à son bailleur d’ouvrage, et Grete à son chef du personnel. Pendant qu’ils écrivaient, la femme de ménage entra pour dire qu’elle s’en allait, car son travail de la matinée était achevé. Tous les trois se contentèrent d’abord d’opiner de la tête sans lever les yeux de leurs lettres, mais comme la femme ne faisait toujours pas mine de se retirer alors on se redressa d’un air agacé. «Eh bien?» demanda M. Samsa. La femme de ménage était plantée sur le seuil et souriait comme si elle avait un grand bonheur à annoncer à la famille, mais qu’elle ne le ferait que si on la questionnait à fond. La petite plume d’autruche qui était plantée tout droit sur son chapeau et qui agaçait M. Samsa depuis qu’elle était à leur service, oscillait doucement dans tous les sens. «Mais qu’est-ce que vous voulez donc?» demanda Mme Samsa, qui était encore celle pour qui la femme avait le plus de respect.

«Ben…» répondit-elle, gênée pour parler tant elle affichait un grand sourire, «pour ce qui est de vous débarrasser de la chose d’à côté, ne vous faites pas de souci. C’est déjà réglé.» Mme Samsa et Grete se penchèrent sur leurs lettres comme si elles voulaient les continuer; M. Samsa, voyant que la femme de ménage voulait maintenant se mettre à tout décrire par le menu, tendit la main pour couper court de la façon la plus ferme. Puisqu’elle n’avait pas le droit de raconter, elle se rappela combien elle était pressée, lança sur un ton manifestement vexé «Bonjour tout le monde», fit un demi-tour furieux et quitta l’appartement dans d’épouvantables claquements de portes.

«Ce soir, je la mets à la porte», dit M. Samsa, mais sans obtenir de réponse ni de sa femme ni de sa fille, car la femme de ménage parut avoir à nouveau troublé la sérénité qu’elles avaient à peine recouvrée. Elles se levèrent, allèrent à la fenêtre, et y restèrent en se tenant enlacées. M. Samsa pivota sur sa chaise pour les suivre des yeux et les observa un petit moment en silence. Puis il lança: «Allons, venez un peu là. Finissez-en donc avec les vieilles histoires. Et puis occupez-vous aussi un peu de moi.» Les deux femmes s’exécutèrent aussitôt, coururent vers lui, lui firent des caresses et terminèrent rapidement leurs lettres.

Puis tous trois quittèrent de concert l’appartement, ce qui ne leur était plus arrivé depuis déjà des mois, et prirent le tramway pour aller prendre l’air à l’extérieur de la ville. Le wagon, où ils étaient seuls, était tout inondé par le chaud soleil. Confortablement carrés sur leurs banquettes, ils évoquèrent les perspectives d’avenir et, à y regarder de plus près, il apparut qu’elles n’étaient pas tellement mauvaises, car les places qu’ils occupaient respectivement, et sur lesquelles ils ne s’étaient jamais en fait mutuellement demandés beaucoup de détails, étaient d’excellentes places et, en particulier fort prometteuses. La principale amélioration immédiate de leur situation résulterait, d’une façon nécessaire et toute naturelle, d’un changement d’appartement; ils allaient en louer un plus petit et meilleur marché mais mieux situé et généralement plus pratique que l’actuel, qui était encore un choix fait par Gregor. Tandis qu’ils devisaient ainsi, M. et Mme Samsa, à la vue de leur fille qui s’animait de plus en plus, songèrent presque simultanément que, ces derniers temps, en dépit des corvées et des tourments qui avaient fait pâlir ses joues, elle s’était épanouie et était devenue un beau brin de fille. Ils furent dès lors plus silencieux et, échangeant presque involontairement des regards entendus, songèrent qu’il allait être temps de lui chercher aussi quelque brave garçon pour mari. Et ce fut pour eux comme la confirmation de ces rêves nouveaux et de ces bonnes intentions, lorsqu’en arrivant à destination ils virent leur fille se lever la première et étirer son jeune corps.

(1912 – 1913)
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