CHAPITRE III (2)

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«Ce monsieur vous demande simplement ce que vous attendez. Répondez donc!»

La voix de l’huissier, plus familière sans doute à l’homme, obtint un meilleur résultat:

«J’attends…», commença-t-il, puis il s’arrêta net.

Il avait visiblement choisi son début pour répondre de façon précise à la question posée, mais la suite ne lui vint pas. Quelques accusés s’étaient rapprochés et entouraient le groupe; l’huissier leur dit:

«Filez, filez, débarrassez le passage.»

Ils reculèrent légèrement, mais sans rejoindre leurs anciennes positions. Cependant, l’homme interrogé avait eu le temps de se ressaisir; il sourit même en répondant:

«J’ai envoyé il y a un mois quelques requêtes à la justice et j’attends que l’on s’en occupe.

– Vous avez l’air de vous donner beaucoup de mal, dit K.

– Oui, fit l’homme, n’est-ce pas mon affaire?

– Tout le monde, dit K., ne pense pas comme vous; voyez, moi, je suis accusé, mais aussi vrai que je veux aller au ciel, je n’ai jamais produit ni documents ni quoi que ce fût. Pensez-vous que ce soit nécessaire?

– Je ne sais pas au juste», dit l’homme, complètement dérouté à nouveau.

Il croyait visiblement que K. voulait plaisanter; aussi eût-il sans doute préféré revenir complètement sur son ancienne réponse par crainte d’une nouvelle bévue, mais, devant le regard impatient de K., il se contenta de dire:

«En ce qui me concerne, j’ai produit des documents.

– Vous n’avez pas l’air de croire que je suis accusé, dit K.

– Oh! si, monsieur! bien sûr! fit l’homme en s’effaçant légèrement sur le côté, mais sa réponse témoignait de plus de crainte que de foi.

– Vous ne me croyez pas?» demanda K.

Et, inconsciemment provoqué à ce geste par l’humilité de l’homme, il le saisit par le bras comme pour l’obliger à croire. Il ne voulait pas lui faire de mal et ne l’avait touché que très légèrement, mais l’homme poussa un hurlement comme si K. l’avait saisi avec des tenailles rougies au feu au lieu de l’effleurer du doigt. Ce cri ridicule acheva d’excéder K.; si on ne croyait pas qu’il était accusé, c’était tant mieux après tout; peut-être même l’homme le tenait-il pour un juge; en guise d’adieu, il le serra plus fort, le repoussa jusque sur le banc et s’en alla.

«La plupart des accusés sont horriblement sensibles!» dit l’huissier.

Derrière eux, presque tous les gens qui attendaient se groupèrent autour de l’homme qui avait déjà cessé de crier et semblèrent l’interroger sur les détails de l’incident. K. vit alors venir un gendarme qu’on reconnaissait surtout à son sabre dont le fourreau, à en juger du moins sur la couleur, devait être en aluminium. K. en fut si étonné qu’il tâta l’arme pour savoir. Le gendarme, qui avait été attiré par le cri de l’accusé, demanda ce qui s’était passé. L’huissier chercha à le rassurer en quelques mots, mais le gendarme déclara qu’il devait aller se rendre compte par lui-même, salua et partit à petits pas rapides: c’était sans doute la goutte qui rendait ses pas si brefs.

K. ne s’inquiéta pas longtemps de lui ni des gens du couloir, car il découvrit vers le milieu un passage sans porte qui lui permettait d’obliquer à droite. Il demanda à l’huissier si c’était là le bon chemin, l’huissier lui fit oui de la tête et K. s’engagea dans le passage. Il lui était pénible d’être toujours obligé de précéder d’un ou deux pas son compagnon, car cette façon de marcher pouvait le faire prendre, au moins ici, pour un criminel qu’on amène au juge. Il attendait donc fréquemment son guide, mais celui-ci reprenait toujours un léger retard. Pour couper court à ce malaise, K. finit par déclarer:

«J’en ai assez vu, maintenant je voudrais partir.

– Vous n’avez pas encore tout vu, dit l’huissier avec une désespérante candeur.

– Je ne veux pas tout voir, dit K. qui se sentait d’ailleurs réellement fatigué, je veux m’en aller; par où sort-on?

– Vous n’êtes tout de même pas perdu? demande l’huissier étonné. Vous n’avez qu’à tourner au coin et à reprendre le couloir jusqu’à la porte.

– Venez avec moi, dit K.; montrez-moi le chemin, autrement je me tromperai; il y en a tant!

– Mais c’est le seul! dit l’huissier d’un ton déjà réprobateur. Je ne peux pas revenir avec vous, il faut que je porte mon message, et j’ai déjà perdu beaucoup de temps pour vous.

– Suivez-moi, répéta K. violemment, comme s’il venait de prendre l’huissier en flagrant délit de mensonge.

– Ne criez donc pas comme ça! souffla l’huissier, c’est plein de bureaux partout; si vous ne voulez pas revenir tout seul, accompagnez-moi encore un instant, ou bien attendez ici que j’aie fait ma commission.

– Non! non! dit K., je n’attends pas; il faut me suivre tout de suite.»

Il n’avait pas encore eu le temps d’inspecter l’endroit où il se trouvait; ce ne fut qu’en voyant s’ouvrir une des nombreuses portes de bois qui l’entouraient qu’il examina les lieux. Une jeune fille, attirée sans doute par son cri, se présenta: Que désirait monsieur? Derrière elle, on voyait au loin un homme qui s’avançait aussi dans la pénombre. K. regarda l’huissier; cet individu lui avait pourtant déclaré que personne ne s’inquiétait de lui! Maintenant il avait déjà deux bureaucrates sur les bras! Un peu plus, tous les employés viendraient lui tomber sur le dos pour lui demander ce qu’il faisait. La seule explication plausible qu’il pût donner de sa présence révélerait sa qualité d’accusé; il lui faudrait dire la date du prochain interrogatoire; et c’était justement ce qu’il ne voulait pas, car il n’était venu que par curiosité, ou – explication encore plus impossible à donner – guidé par le désir de constater que l’intérieur de cette justice était aussi répugnant que ses dehors; et il lui semblait bien ne s’être pas trompé; il ne voulait pas aller plus loin, il en avait assez, il se sentait suffisamment oppressé par ce qu’il avait vu jusque-là; il ne serait déjà plus en état de faire face à la situation s’il rencontrait un des hauts fonctionnaires qui pouvaient surgir à tout moment de la première porte venue; il voulait s’en aller, partir avec l’huissier, ou même seul s’il le fallait.

Mais son silence devait être surprenant, car la jeune fille et l’huissier s’étaient pris à le regarder comme s’il allait être incessamment l’objet de quelque grande transformation dont ils ne voulussent pas perdre le spectacle; l’homme que K. avait vu de loin était arrivé lui aussi jusqu’à la porte; il s’était appuyé des deux mains à la traverse et se balançait sur la pointe des pieds comme un spectateur impatient. La jeune fille fut la première à reconnaître que l’attitude de K. était causée par un malaise, elle lui apporta un fauteuil et lui demanda:

«Ne voulez-vous pas vous asseoir?»

K. s’assit aussitôt et, pour mieux se tenir, appuya même les bras sur les deux accoudoirs.

«Vous éprouvez un peu de vertige, n’est-ce pas?» dit la jeune fille.

Il voyait maintenant sa figure tout près de lui; elle avait cette expression sévère que possèdent beaucoup de femmes dans leur plus belle jeunesse.

«Ne vous inquiétez pas de ce malaise, dit-elle, il n’a rien d’extraordinaire ici; on éprouve presque toujours une crise de ce genre quand on met les pieds ici pour la première fois. C’est bien la première fois que vous venez? Oui? Alors, comme je vous le dis, ce n’est rien que de très courant. Le soleil chauffe tellement le toit! et les poutres sont brûlantes; c’est ce qui rend l’air si lourd et si oppressant. Ce n’est pas un endroit bien fameux pour y installer des bureaux malgré tous les avantages qu’il présente par ailleurs. Il y a des jours, ceux de grandes séances – et c’est souvent – où l’air est à peine respirable. Si vous songez aussi que tout le monde vient faire sécher son linge ici – on ne peut pas en empêcher complètement les locataires – vous ne trouverez rien d’étonnant à votre petit malaise. Mais on finit par s’habituer parfaitement à l’atmosphère de l’endroit. Quand vous reviendrez pour la deuxième ou troisième fois, vous ne sentirez presque plus cette oppression; ne vous trouvez-vous pas déjà mieux?»

K. ne répondit pas; il était trop gêné de se sentir livré à ces gens par cette soudaine faiblesse; d’ailleurs, depuis qu’il savait les causes de son mal, loin d’aller mieux, il se sentait un peu plus faible. La jeune fille s’en aperçut immédiatement; pour soulager un peu le malade elle prit un harpon posé contre le mur et ouvrit juste au-dessus de K. une lucarne qui donnait en plein ciel. Mais il en tomba tant de suie qu’elle la referma immédiatement et dut essuyer de son mouchoir les mains de K., trop fatigué pour le faire lui-même; il serait volontiers resté tranquillement assis jusqu’à ce qu’il eût repris assez de forces pour repartir, mais il n’y pourrait réussir que si on ne s’inquiétait pas de lui. Et voilà que pour comble la jeune fille déclara:

«Vous ne pouvez pas rester ici; vous gênez la circulation.»

K. leva les sourcils comme pour demander quelle était cette circulation qu’il risquait tant de gêner là.

«Je vous mènerai à l’infirmerie, si vous voulez. Aidez-moi, s’il vous plaît», dit-elle à l’homme de la porte qui se rapprocha immédiatement.

Mais K. ne voulait pas aller à l’infirmerie; il désirait justement éviter qu’on ne le conduisit plus loin; plus il s’enfoncerait en ces lieux, plus son malaise s’aggraverait.

«Je peux déjà marcher», dit-il en se levant gauchement, ankylosé qu’il était par sa longue station assise.

Mais il ne put se tenir droit.

«Ça ne va pas», fit-il en secouant la tête.

Et il se rassit en soupirant. Il se rappela l’huissier qui aurait pu le reconduire si facilement, mais l’huissier devait être parti depuis longtemps, car K. avait beau regarder entre l’homme et la jeune fille qui se tenaient devant lui, il n’arrivait pas à le trouver.

«Je crois, dit l’homme, qui était vêtu élégamment – on remarquait surtout son gilet gris dont les pointes aiguës formaient comme une queue d’hirondelle – je crois que le malaise de ce monsieur est dû à l’atmosphère d’ici; le mieux serait donc, pour lui comme pour nous, non pas de le mener à l’infirmerie, mais de le faire sortir des bureaux.

– C’est cela! s’écria K., qui, de joie, interrompit presque cet homme. J’irai tout de suite mieux; d’ailleurs, je ne me sens pas tellement faible; j’ai besoin simplement qu’on me soutienne un peu sous les bras, je ne vous donnerai pas beaucoup de mal, et puis le chemin n’est pas long, vous n’avez qu’à me mener jusqu’à la porte, je m’assiérai encore un peu sur les marches et je serai remis du premier coup, car je n’ai jamais été sujet à de tels malaises, celui-ci me surprend beaucoup. Je suis habitué, moi aussi, à l’atmosphère des bureaux, mais ici, comme vous le dites vous-même, elle est vraiment exagérée. Auriez-vous la bonté de me reconduire un peu? J’ai le vertige et je me trouve mal quand je me lève seul.»

Et il releva les épaules pour se faire prendre plus facilement sous les bras.

Mais l’homme ne lui obéit pas; il resta tranquillement les deux mains dans ses poches et se mit à rire bruyamment:

«Vous voyez bien, dit-il à la jeune fille, n’avais-je pas deviné juste? Ce n’est qu’ici que ce monsieur ne se trouve pas bien; ailleurs, cela ne lui arrive pas.»

La jeune fille sourit aussi, mais donna une petite tape sur le bras de l’homme comme s’il était allé trop loin.

«À quoi songez-vous donc! dit l’homme, riant toujours, je ne demande pas mieux que de reconduire ce monsieur!

– Alors, c’est bon, dit la jeune fille en penchant un instant sa jolie tête. N’accordez pas trop d’importance à ce rire, ajouta-t-elle en s’adressant à K. qui, redevenu tout triste, regardait fixement devant lui et ne semblait pas avoir besoin d’explication. Ce monsieur – permettez-moi de vous le présenter (le monsieur permit ici d’un geste de la main) – ce monsieur est notre préposé aux renseignements. Il donne aux inculpés toutes les informations dont ils peuvent avoir besoin, et, comme nos méthodes de procédure ne sont pas très connues dans la population, on demande beaucoup de renseignements. Il a réponse à tout. Vous n’avez qu’à le mettre à l’épreuve si vous en avez envie. Mais ce n’est pas là son seul mérite; il a aussi le privilège de l’élégance! Nous avons pensé (par «nous» j’entends les autres fonctionnaires) qu’il fallait vêtir élégamment le préposé aux renseignements pour impressionner favorablement le public, car c’est toujours à lui que les inculpés ont affaire en premier lieu. Les autres sont, hélas! beaucoup plus mal vêtus; vous n’avez qu’à me regarder; la mode ne nous inquiète guère; c’est qu’il n’y aurait pas grand intérêt pour nous à nous mettre en frais de toilette, étant donné que nous passons presque tout notre temps dans les bureaux; c’est même là que nous dormons. Mais, comme je vous le disais, pour notre préposé aux renseignements nous avons jugé qu’un beau costume était nécessaire. Malheureusement, comme notre administration, un peu bizarre à cet égard, n’a pas voulu le fournir elle-même, nous avons fait une collecte – les inculpés ont donné aussi – c’est ainsi que nous avons pu acheter à notre collègue le bel habit que vous voyez et même quelques autres avec. Tout irait donc maintenant pour faire bonne impression s’il ne gâchait notre œuvre par ce rire qui effraie tous les inculpés.

– Et voilà, dit ironiquement le préposé aux renseignements; mais je ne vois pas, mademoiselle, pourquoi vous éprouvez le besoin de raconter tous nos secrets à ce monsieur, ou plutôt de les lui imposer, car il ne tient pas le moins du monde à les apprendre; voyez-le donc, il est tout absorbé par ses propres affaires.»

K. n’avait même pas envie de contredire; l’intention de la jeune fille était peut-être excellente; elle visait peut-être à le distraire ou à lui donner le temps de se remettre, mais elle avait raté son but.

«Il fallait bien que je lui explique votre rire, dit la jeune fille; il était offensant.
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