CHAPITRE VIII (2)

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– Parfaitement, des avocats marrons, dit le négociant en se passant la main sur le front comme s’il réfléchissait.

K., désirant aider ses souvenirs, lui rappela:

«Vous vouliez obtenir des résultats qui fussent immédiats, c’est pourquoi vous étiez allé trouver les avocats marrons.

– Parfaitement,» dit le négociant, mais il ne continua pas.

«Il ne veut sans doute pas en parler devant Leni» pensa K., et, maîtrisant son impatience d’apprendre la suite, il cessa d’insister.

«M’as-tu annoncé? demanda-t-il à Leni.

– Naturellement, fit-elle. Il t’attend. Maintenant, laisse Block, tu pourras lui parler plus tard, il reste ici.»

K. hésitait encore.

«Vous restez ici?» demanda-t-il au négociant, car il voulait sa propre réponse.

Il n’admettait pas que Leni parlât de Block comme d’un absent; il était plein contre elle, ce jour-là, d’une secrète irritation; mais ce fut encore elle qui répondit pour Block:

«Il couche fréquemment ici.

– Il couche ici?» s’écria K.

Il avait pensé que le négociant n’attendrait là que juste le temps nécessaire pour régler l’affaire avec l’avocat, qu’ils s’en iraient ensuite ensemble et qu’ils pourraient parler à fond tranquillement de tous les sujets qui l’intéressaient.

«Eh! oui, dit Leni, ce n’est pas tout le monde qui peut, comme toi, mon cher Joseph, être reçu par l’avocat n’importe quand. Tu n’as pas l’air d’être étonné qu’il te reçoive à onze heures du soir malgré sa maladie. Tu trouves tout de même trop naturel ce que tes amis font pour toi. Enfin…, c’est volontiers, moi surtout. Je ne veux pas d’autre remerciement que de savoir que tu m’aimes.»

«Que je t’aime?» pensa K. dans le premier moment; ce ne fut qu’ensuite qu’il se dit: «Ah! oui, je l’aime.» Cependant, négligeant tout le reste, il déclara:

«Il me reçoit parce que je suis son client. Si l’on avait besoin d’un tiers pour se faire recevoir dans de telles conditions on ne pourrait plus faire un pas sans avoir à mendier et à remercier.

«Qu’il est mauvais aujourd’hui, n’est-ce pas?» demanda Leni au négociant.

«C’est moi qui suis l’absent cette fois-ci, pensa K., et il en voulut presque à Block quand il le vit prendre à son compte l’impolitesse de Leni en disant à la jeune fille:

«L’avocat le reçoit aussi pour d’autres raisons. Son cas est plus intéressant que le mien. Et puis, son procès n’en est qu’au début, il ne peut donc être déjà gâché, et l’avocat doit avoir encore plaisir à s’en occuper. Cela changera par la suite.

– Et patati et patata, dit Leni en regardant Block avec un rire ironique. Voyez-moi donc ce bavard! Il n’y a rien à croire de ce qu’il dit, tu sais, ajouta-t-elle en se tournant vers K. Il est gentil, mais il est encore plus bavard. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles l’avocat ne peut pas le souffrir. En tout cas, il ne le reçoit que quand ça lui chante. J’ai déjà pris grand-peine à chercher à modifier cette situation, mais il n’y a rien à y faire. Rends-toi compte: il m’arrive d’aller lui annoncer Block et il le reçoit, mais c’est trois jours après. Et si Block n’est pas là quand on lui dit de venir, tout est perdu et c’est une chose à recommencer. C’est pourquoi je lui ai permis de coucher ici, car il est déjà arrivé que l’avocat me sonnât dans la nuit pour le recevoir. Aussi maintenant il est prêt même la nuit. À vrai dire, il arrive aussi que l’avocat le décommande quand il s’aperçoit qu’il est là.»

K. regarda le négociant d’un air interrogateur. Mais Block opinait du bonnet; il déclara aussi franchement qu’auparavant – peut-être son humiliation l’avait-elle rendu distrait:

«Oui, par la suite, on devient très esclave de son avocat.

– Il ne se plaint que pour faire semblant, dit Leni. Il aime beaucoup coucher ici, il me l’a avoué souvent.»

Là-dessus, elle alla ouvrir une petite porte.

«Veux-tu voir sa chambre à coucher?» demanda-t-elle.

K. alla voir et découvrit du seuil une pièce basse et sans fenêtre qu’un lit étroit emplissait complètement. Il fallait en enjamber le pied pour pouvoir se coucher dedans. À hauteur du chevet, on voyait dans le mur une niche dont le rebord supportait une bougie, un encrier et un porte-plume minutieusement alignés, ainsi qu’un paquet de papiers, probablement des pièces du procès…

«Vous couchez dans la chambre de bonne? demanda K. en se tournant vers le négociant.

– C’est Leni qui me l’a offerte, répondit Block, c’est très avantageux.»

K. le regarda longuement. La première impression que lui avait faite le négociant avait peut-être été la bonne; Block possédait évidemment de l’expérience, car son procès durait déjà depuis longtemps, mais il l’avait chèrement payée. Tout d’un coup, K. ne put plus supporter de le voir.

«Mets-le au lit!» cria-t-il à Leni qui sembla ne pas comprendre.

Quant à lui, il allait se rendre chez l’avocat et se délivrer, en le remerciant, non seulement de lui, mais aussi de Leni et du négociant; mais il n’avait pas encore atteint la porte que Block l’appela à voix basse:

«Monsieur le Fondé de pouvoir!»

K. se retourna d’un air sévère.

«Vous avez oublié votre promesse, dit Block en tendant vers lui un visage suppliant. Vous deviez me dire un secret vous aussi.

– C’est vrai, dit K. en jetant un coup d’œil sur Leni qui le regardait attentivement. Eh bien, écoutez-moi; d’ailleurs, ce n’est presque plus un secret. Je vais de ce pas remercier l’avocat.

– Il va le remercier!» s’écria le négociant qui, à ces mots, se leva d’un bond et se mit à courir à travers la cuisine en levant les bras vers le ciel.

Il ne cessait de répéter.

«Il congédie son avocat!»

Leni voulut tout de suite aller se jeter sur K. mais le négociant se trouva sur son chemin; elle le repoussa d’une bourrade et, les poings encore fermés, se lança aux trousses de K.; mais il avait une grande avance. Il avait déjà mis le pied dans la chambre de l’avocat lorsque Leni le rattrapa. Il repoussa la porte derrière lui, Leni mit le pied contre le battant, le tint ouvert, saisit K. par le bras et chercha à le ramener. Mais il lui serra si violemment le poignet qu’elle fut obligée de le lâcher en poussant un soupir de douleur. Elle n’osa pas rentrer tout de suite dans la chambre et K. ferma la porte à clef.

«Il y a longtemps que je vous attends», dit l’avocat du fond de son lit en reposant sur la table de nuit un acte qu’il venait de lire à la lueur de la bougie.

Puis, ayant chaussé ses lunettes, il regarda K. sévèrement. K. dit au lieu de s’excuser:

«Je ne vais pas tarder à partir.»

Comme ce n’était pas une excuse, l’avocat ne répondit pas; il se contenta de déclarer:

«À l’avenir, je ne vous recevrai plus à une heure aussi tardive.

– Vous prévenez mes désirs,» dit K.

L’avocat le regarda d’un air interrogateur:

«Asseyez-vous, dit-il.

– Parce que vous le désirez. dit K. en approchant de la table de nuit une chaise sur laquelle il s’assit.

– Il m’a semblé que vous fermiez la porte à clef, dit l’avocat.

– Oui,» fit K., c’était à cause de Leni.

Il n’avait l’intention d’épargner personne. Mais l’avocat lui demanda:

«S’est-elle encore montrée importune?

– Importune? demanda K.

– Oui» dit l’avocat en riant; puis il fut pris d’une quinte de toux suivie d’un nouvel accès de rire. «Vous avez pourtant bien dû remarquer déjà son importunité? demanda-t-il en tapotant la main que K. appuyait distraitement sur la table de nuit et que le geste de l’avocat lui fit retirer vivement. Vous n’y accordez pas beaucoup d’importance, dit maître Huld devant le silence de K.; tant mieux; sans quoi, j’aurais peut-être dû m’excuser auprès de vous. C’est une bizarrerie de Leni; je la lui ai d’ailleurs pardonnée depuis longtemps, et je ne vous en parlerais pas si vous ne veniez de fermer la porte. Cette bizarrerie – vous êtes le dernier auquel je devrais l’expliquer, mais vous avez l’air si déconcerté que je le fais tout de même – cette bizarrerie consiste en ceci que Leni trouve très beaux presque tous les accusés, elle s’accroche à tous, elle les aime tous, et il me semble bien d’ailleurs qu’elle est payée de retour; pour me distraire, elle m’en parle parfois, quand je lui en donne la permission. Je ne suis pas si surpris de tout cela que vous le paraissez en ce moment. Quand on sait voir, on trouve réellement que tous les accusés sont beaux. C’est évidemment, si j’ose dire, un phénomène d’histoire naturelle assez curieux. Naturellement, l’accusation ne provoque pas une modification tangible dans l’extérieur de l’accusé; il n’en va pas, dans ces cas-là, comme dans les autres affaires de justice; la plupart de nos clients conservent leur façon de vivre ordinaire, et, s’ils ont un bon avocat qui sache bien s’occuper d’eux, le procès ne les gêne pas beaucoup. Pourtant, quand on a bien l’expérience de la chose, on reconnaîtrait un accusé entre mille personnes. À quoi? me demanderez-vous; ma réponse ne vous satisfera pas; c’est à ce que les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables – c’est du moins ce que je dois dire en ma qualité d’avocat – ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d’avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés; cela ne peut donc tenir qu’à la procédure qu’on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet. À vrai dire, parmi les beaux, il y en a aussi de plus spécialement beaux. Mais tous sont beaux, même Block, ce pauvre malheureux.»

Quand l’avocat eut terminé, K. s’était repris complètement; il avait même hoché visiblement la tête aux derniers mots de maître Huld pour se confirmer lui-même dans l’idée – qu’il nourrissait depuis longtemps – que l’avocat cherchait toujours, en débitant des généralités sans rapport avec la question, à détourner son attention du vrai problème qui consistait à savoir ce que maître Huld avait pratiquement fait pour lui… L’avocat dut bien remarquer que K. lui opposait cette fois plus de résistance que de coutume, car il se tut pour lui permettre de parler à son tour, et, le voyant rester muet, lui demanda:

«Veniez-vous me trouver aujourd’hui dans un dessein particulier?

– Oui, dit K. en mettant sa main devant la bougie pour mieux regarder l’avocat. Je voulais vous dire que désormais je vous retire le soin de m’assister.

– Vous ai-je bien compris? demanda l’avocat en se redressant à moitié, une main sur ses oreillers pour soutenir le poids de son corps.

– Je le suppose, dit K., tendu sur sa chaise comme un chasseur à l’affût.

– Eh bien, c’est un projet dont nous pouvons parler, dit l’avocat au bout d’un instant.

– Ce n’est plus un projet, dit K.

– Il se peut, dit l’avocat, cependant nous n’allons rien précipiter.»

Il employait le mot «nous», comme s’il avait voulu priver K. de son libre arbitre et s’imposer à lui comme son conseiller s’il cessait d’être son représentant.

«Rien n’est précipité, dit K. qui se leva lentement et passa derrière sa chaise; c’est mûrement réfléchi et même peut-être trop; ma décision est définitive.

– Alors, permettez-moi encore quelques mots», dit l’avocat en relevant l’édredon pour s’asseoir au bord du lit.
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