CHAPITRE VII (2)

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Par la porte ouverte du bureau, on voyait que la neige tombait de plus en plus fort. Il releva donc son col et le boutonna sous son menton.

À ce moment, le directeur adjoint sortait de la pièce voisine; il regarda en souriant K. discuter en manteau de fourrure avec les messieurs de l’antichambre et demanda:

«Vous partez maintenant, monsieur le Fondé de pouvoir?

– Oui, dit K. en se redressant, les affaires m’appellent en ville.»

Mais le directeur adjoint s’était déjà tourné vers les messieurs.

«Et ces messieurs? demanda-t-il. Je crois qu’il y a déjà longtemps qu’ils attendent.

– Nous nous sommes déjà arrangés», dit K.

Mais il n’y avait plus moyen de contenir les trois messieurs; ils cernèrent K. et déclarèrent qu’ils n’auraient pas attendu des heures si leurs affaires n’avaient pas été urgentes, si elles n’avaient pas demandé à être discutées sur-le-champ, et à fond, et en particulier. Le directeur adjoint les écouta un instant, puis il examina K. qui restait là, le chapeau à la main, époussetant de temps à autre cette coiffure par endroits, et dit enfin:

«Il y a, messieurs, une solution très simple. Si vous voulez vous contenter de moi, je me chargerai très volontiers de vous recevoir à la place de M. le Fondé de pouvoir. Il faut évidemment régler cela tout de suite. Nous sommes des gens d’affaires comme vous, et nous savons ce que vaut le temps. Voulez-vous entrer par ici?»

Et il ouvrit la porte qui conduisait à l’antichambre de son bureau.

Comme le directeur adjoint s’entendait à s’approprier ce que K. était obligé de sacrifier! Mais K. ne sacrifiait-il pas plus qu’il n’était absolument nécessaire? Pendant qu’il courait chez un peintre inconnu pour satisfaire aux exigences d’un espoir incertain, et bien infime comme il devait se l’avouer lui-même, son prestige souffrait ici d’un irréparable dommage. Il eût bien mieux valu sans doute retirer son manteau de fourrure et rattraper au moins les deux clients qui devaient attendre encore dans la pièce à côté. K. l’eût peut-être essayé s’il n’avait aperçu à ce moment-là, dans son propre bureau, le directeur adjoint qui cherchait quelque chose dans le classeur comme si ç’eût été le sien. Lorsque K., irrité, s’approcha de la porte, le directeur adjoint lui cria:

«Ah! vous n’êtes pas encore parti!»

Et il tournait vers K. un visage dont les rides sévères semblaient indiquer non point l’âge, mais la force; sur quoi il se remit tout de suite à fouiller.

«Je cherche, expliqua-t-il, la copie d’un contrat qui doit se trouver chez vous d’après ce que dit le représentant de la firme. Voulez-vous me donner un coup de main?»

K. fit un pas, mais le directeur adjoint lui dit:

«Merci, je l’ai déjà trouvée.»

Et il retourna dans son bureau avec un gros paquet d’écrits qui contenait non seulement la copie du contrat, mais bien d’autres papiers aussi.

«Je ne suis pas de taille maintenant, se disait K., mais une fois que j’en aurai fini avec mes ennuis personnels, il sera le premier à le sentir, et à le sentir amèrement.»

Un peu calmé par cette pensée, il chargea le domestique, qui lui tenait déjà la porte ouverte depuis un bon moment, de faire savoir à l’occasion au directeur que les affaires l’avaient appelé en ville, et il quitta la banque presque heureux de pouvoir se donner un moment à son affaire.

Il prit une voiture et se rendit immédiatement chez le peintre qui habitait dans un faubourg diamétralement opposé à celui des bureaux du tribunal. C’était un coin encore plus pauvre que celui de la justice, avec des maisons encore plus sombres et des rues pleines d’une boue qui noircissait la neige fondue. Dans la maison qu’habitait le peintre, un seul battant de la grande porte était ouvert; un trou était percé dans le mur d’où K., en se rapprochant, vit jaillir tout d’un coup un horrible liquide jaune et fumant qui fit prendre la fuite à un rat. Au pied de l’escalier, un marmot pleurait, couché à plat ventre sur le sol; mais on l’entendait à peine dans le fracas qui sortait d’un atelier de ferblantier situé de l’autre côté du passage. La porte de l’atelier était ouverte; on apercevait trois ouvriers groupés en demi-cercle autour d’on ne savait quelle pièce qu’ils frappaient à coups de marteau. Une grande plaque de fer-blanc accrochée au mur jetait une lueur blafarde entre deux de ces ouvriers; elle faisait briller leurs visages et leurs tabliers de travail. K. ne jeta sur ce tableau qu’un regard distrait; il voulait en finir le plus rapidement possible, sonder le peintre en quelques mots, et revenir aussitôt à la banque. S’il obtenait le moindre résultat, ce petit succès aurait la meilleure influence sur son travail de la journée. Au troisième étage, hors d’haleine, il dut ralentir son allure; l’escalier, comme les étages, était démesurément haut, et le peintre habitait une mansarde. L’air était oppressant; nulle cour d’aération ne donnait sur la cage d’escalier resserrée entre de grands murs percés seulement de loin en loin, dans leur partie la plus haute, de minuscules lucarnes. Au moment où K. s’arrêta, quelques fillettes débouchèrent d’une porte et se mirent à monter en riant. K. les suivit lentement, rattrapa une retardataire qui avait trébuché, et lui demanda pendant que les autres continuaient à monter en groupe:

«Y a-t-il dans la maison un peintre Titorelli?»

La fillette, une gamine bossue qui avait à peine treize ans, lui donna un petit coup de coude et le regarda en coulisse. Ni sa jeunesse ni son infirmité n’avaient pu la préserver de la plus complète corruption. Elle ne souriait même pas, elle examinait gravement K. d’un regard fixe et provocant. K. fit comme s’il n’avait pas vu et lui demanda:

«Connais-tu le peintre Titorelli?»

Elle fit oui de la tête, et demanda à son tour:

«Que lui voulez-vous?»

K. pensa qu’il serait avantageux de se renseigner rapidement sur Titorelli:

«Je veux faire mon portrait, dit-il.

– Votre portrait?» demanda-t-elle en ouvrant démesurément la bouche et en tapant légèrement sur le bras de K. comme s’il venait de dire une chose extraordinairement surprenante ou maladroite; puis elle leva des deux mains sa robe, qui était déjà très courte, et rattrapa du plus vite qu’elle put les autres fillettes dont les cris se perdaient déjà dans les hauteurs de l’escalier. Mais au tournant suivant K. les retrouva toutes. La petite bossue les avait sans doute informées de son intention, et elles l’attendaient là, de chaque côté de l’escalier, en se pressant contre les murs pour lui permettre de passer commodément et en rectifiant de la main les plis de leurs tabliers. Leurs visages et leur attitude exprimaient un mélange de puérilité et de corruption. Elles se reformèrent en riant derrière K. et le suivirent, précédées de la petite bossue qui avait pris la direction. K. lui dut de trouver immédiatement le bon chemin. Sans elle, il serait monté tout droit; mais elle lui montra qu’il devait obliquer pour aller chez Titorelli. L’escalier qui y conduisait était encore plus étroit, très long, tout droit, visible en son entier; il s’arrêtait net à la porte. Cette porte, qui était relativement très éclairée, car elle recevait d’en haut le jour d’une petite lucarne oblique, était fait de planches en bois blanc sur lesquelles s’étalait le nom de Titorelli, peint en rouge à gros coups de pinceau. K. n’avait pas monté la moitié de l’escalier en compagnie de son escorte que la porte s’entrouvrit et qu’un homme, attiré sans doute par le tapage de tant de pas, apparut dans l’entrebâillement, vêtu d’une simple chemise de nuit.

«Oh!» cria-t-il en voyant cette foule, et il disparut aussitôt.

La petite bossue applaudit de plaisir, et les autres gamines se pressèrent derrière K. pour le faire avancer plus vite.

Elles n’étaient pas encore en haut quand le peintre ouvrit complètement et invita K. à entrer avec une profonde révérence. Il fit signe aux gamines de partir et n’en voulut admettre aucune malgré l’instance de leurs prières et les tentatives qu’elles firent pour pénétrer contre son gré. La petite bossue réussit seule à s’introduire dans la chambre en se glissant sous le bras qu’il tendait en travers de la porte, mais le peintre s’élança à sa poursuite, l’empoigna par les jupes, la fit tourner autour de lui et la déposa au-dehors à côté des autres gamines qui n’avaient tout de même pas osé franchir le seuil pendant sa courte absence.

K. ne savait que penser de cette scène; il semblait en effet que tout cela se passât le plus amicalement du monde. Les gamines, au pied de la porte, levèrent toutes le menton, et lancèrent au peintre des plaisanteries que K. ne comprit pas; Titorelli riait aussi tout en balançant la petite bossue. Puis il ferma la porte, fit une nouvelle révérence à K. et se présenta en disant:

«Titorelli, artiste peintre.»

K. répondit, en lui montrant la porte derrière laquelle les fillettes chuchotaient:

«Elles ont l’air d’être très bien vues dans la maison!

– Ah! les petites fripouilles!» dit le peintre en cherchant vainement à boutonner le col de sa chemise de nuit.

Il était d’ailleurs pieds nus, il n’avait pu encore passer qu’un large caleçon de toile jaunâtre retenu à la ceinture par un lacet et dont les longues extrémités flottaient autour de ses chevilles.

«Ces petites horreurs m’excèdent», poursuivit-il en renonçant à refermer sa chemise de nuit dont le dernier bouton venait juste de sauter.

Il alla chercher une chaise et invita K. à s’asseoir.


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